Jean-Pierre Améris porte à l’écran le roman autobiographique de Sorj Chalandon, et nous offre pendant presque 2 heures le portrait d’un homme
rendu fou par la Guerre d’Algérie
. Son film, qui a plein de qualités, a quand même le défaut d’être un peu trop long. Franchement, les 20 dernières minutes n’en finissent pas de finir, étirant les scènes au-delà du nécessaire. Et puis il y en a quelques unes un peu trop longues ou bien dont l’intérêt peut se discuter, mais ce n’est pas bien méchant. Mis à part cela le film est bien tenu. La reconstitution des années 60 est soignée avec les costumes les accessoires, les décors, des images d’archives qui viennent illustrer le propos de temps en temps, histoire de donner le contexte de ces années politiquement très troublées. La musique est là, mais elle n’est pas envahissante. L’humour est relativement absent du film, ce qui peut se comprendre étant donné le sujet, et certaines scènes de violence familiales son pénibles à regarder, comme j’imagine elles on été pénibles à tourner. C’est d’ailleurs plus la violence psychologique (la scène de la porte) que la violence physique qui est pénible pour le spectateur. A part quelques longueurs le film tient la route et c’est aussi en grande partie grâce à son casting. Audrey Dana incarne un père aimante mais totalement passive devant la violence de son mari, et aveugle devant sa folie. Nous sommes dans les années 60 et je sais bien
qu’il est vain d’attendre de cette femme une révolte qui ne viendra jamais
: les 10 dernières minutes du film en disant beaucoup sur elle, sur son attitude et sur sa part de responsabilité. Des trois membres de la cellule familiale, c’est la seule qui aurait le pouvoir de faire changer les choses
et qui ne le fait pas, par lâcheté et par facilité
, c’est sans doute le rôle le plus insaisissable du film. Audrey Dana est très bien dans un rôle somme toute compliqué. Le jeune Jules Lefebvre est de toutes les scènes et il explore avec ce rôle toute la palette. Tour à tour fasciné, terrifié par ce père exalté,
et puis comme par mimétisme, machiavélique avec son ami d’école Lucas, une jeune pied-noir qu’il se met à manipuler comme son père le manipule lui, et avec un talent et un aplomb qui fait craindre le pire : le gamin suit-il les traces paternelles jusque dans la folie ?
Ce tout jeune acteur est absolument parfait, à aucun moment (alors qu’il porte littéralement le film sur ses épaules) il ne baisse d’intensité. Jamais à côté du rôle, quelque soit l‘émotion à transmettre, c’est une petite performance. Benoit Poelvoorde, quant à lui, donne corps à un homme qui fait tout pour qu’on le trouve détestable : Il embarque son fils unique de 11 ans dans ses délires politiques,
lui fait poster des lettres de menaces, lui montre où il cache son arme, le fait sortir la nuit pour des pseudos missions, il utilise sans vergogne l’ascendant naturel qu’il a sur son enfant pour en faire l’instrument de ses délires mythomanes. Car André raconte tout à son fils : comment il a été écarté des Compagnons de la Chanson parce qu’il chantait trop bien, comment il s’est lié d’amitié avec un militaire américain qui aujourd’hui travaille avec Kennedy et il nourrit des délires avec des faux, des faux coups de fils, des fausses lettres.
Le grand mystère de cet homme est de déterminer s’il croit lui-même à des délires où s’il ment effrontément et sciemment. L’interprétation de Poelvoorde est suffisamment ambigüe pour qu’on ne sache jamais réellement sur quel pied danser. Doit-on haïr un homme détestable ou plaindre un malade mental irresponsable ? La scène qui semble donner une clef arrive tard, dans le bureau du directeur d’école. Là, on comprend qu’on a surtout à faire à un pauvre type qui s’écrase mollement devant l’autorité, et se venge sur sa femme et son fils une fois la porte refermée. Il n’y a pas à proprement parler d’intrigue dans « Profession du Père », on est davantage dans la chronique familiale. Les faits se déroulent entre 1961 et 1962, le père est revenu d’Algérie complètement traumatisé (mais il faut attendre un bon moment pour comprendre cela), et il est devenu ingérable, psychotique et dangereux. La question est : tout cela est-il crédible ? Parce que cet homme là ne fait pas les choses à moitié question délires mythomanes ! J’aurais tendance à dire oui, vu qu’il s’agit de l’adaptation d’un roman qui, je crois, raconte l’enfance terrifiante de Sorj Chalandon. Une fois les portes de la folie ouvertes, il n’y a plus de limites et André Choulans est en roue libre ! Après, on peut quand même trouver que le scénario finit par tourner un peu à vide, faute d’une colonne vertébrale solide. On imagine que le film veut nous emmener vers le moment où quelqu’un dira (enfin) STOP à cet homme,
et ce quelqu’un, sans surprise, ce ne sera pas la mère d’Emile.
Au-delà du cas extrême d’André Choulans, combien de combattants de la Guerre d’Algérie sont revenu avec un stress post traumatique jamais soigné ? Parmi eux, combien de tyrans domestiques, combien de suicidés, combien d’internés, combiens sont devenus des laissés pour compte ? Au travers de ce film, en dépit de ses maladresses et peut-être d’une certaine tendance à la caricature, c’est le sort de ces hommes là qui est évoqué. Et franchement, qui s’en est soucié, des ces hommes là ? Le film de Jean-Pierre Améris mérite d’être vu, pour la qualité indéniable de son casting, mais aussi pour toucher du bout du doigt cette question aussi douloureuse que dérangeante.