Dans les années 90, le réalisateur Christian Petzold a lu Liebesverrat de Peter von Matt, où l’on trouve un chapitre sur le mythe d’Ondine, et il s'est intéressé à cette histoire de l’amour trahi. "L’histoire d’Ondine, je la connaissais depuis mon enfance, mais en fait j’ai toujours de faux souvenirs des choses. C’est peut-être nécessaire, d’ailleurs, pour écrire des scénarios : des faux souvenirs, comme un faux témoignage… Ce dont je me souvenais bien, c’est cette phrase qu’Ondine prononce à la fin, quand elle a tué l’homme infidèle et dit à ses serviteurs : « Je l’ai noyé dans mes larmes ». J’ai toujours aimé cette phrase de Fouqué. Ce souvenir s’est mêlé à d’autres versions, celles de Lortzing ou de Hans- Christian Andersen avec sa « Petite sirène », où ce thème revient sous une autre forme. Et un jour, j’ai lu aussi Ingeborg Bachmann : Ondine s’en va. Chez elle, j’ai bien aimé le fait que ce soit Ondine qui parle, et non un narrateur ou un homme quelconque. C’est une femme qui parle. Sous cet angle-là, on pourrait faire un film, me suis-je dit : en se focalisant sur Ondine, sur son désespoir."
Au moment où Christian Petzold réfléchissait à la possibilité de faire un film sur Ondine, Christoph Hochhäusler lui a montré ces extraordinaires maquettes qui sont exposées au Stadtmuseum. "Berlin est une ville construite sur des marais, elle a pour ainsi dire asséché un monde pour devenir une grande ville. Et elle n’a pas de mythes propres, c’est une ville moderne, elle est le résultat d’une conception. En tant qu’ancienne ville de marchands, elle a toujours importé ses mythes. Et dans mon imagination, tous ces mythes, toutes ces histoires que les marchands voyageurs ont apportées ici se sont retrouvés, avec l’assèchement des marais, comme échoués sur un estran, et se sont lentement desséchées. En même temps, Berlin est une ville qui efface de plus en plus son histoire. Le Mur, qui donnait une identité à Berlin, a été démoli en un rien de temps. Ici, nous avons un rapport au passé et à l’histoire extrêmement brutal. Le Humboldt-Forum, lui aussi, est une destruction du passé parce que le Palais de la République fait partie de l’histoire de Berlin. Et j’ai pensé que tout cela, ces passés détruits, ces mythes résiduels, faisait partie intégrante de notre histoire d’Ondine."
Une part importante du film se passe sous l’eau, avec des scènes empreintes d’une magie très particulière. Christian Petzold explique : "Dans le film Berlin Babylone d’Hubertus Sieger, qui raconte les transformations urbaines après la chute du Mur de Berlin, on voit des scaphandriers travailler dans les bassins sous le chantier de la Potsdamer Platz. Elle avait été la place la plus fréquentée d’Europe, presque un mythe, et voilà qu’on y construisait les bâtiments les plus affreux. J’avais beaucoup aimé ces images, avec ces scaphandres qui me rappelaient Jules Verne, avec ces ouvriers qui en quelque sorte dessoudaient un mythe. Ils travaillaient à la destruction d’un centre-ville qui s’était développé peu à peu et de manière organique, pour le remplacer par un nouveau centre qui ne s’est pas développé, qui est imposé d’en haut. On avait l’impression que des amateurs de trains miniatures devenus fous planifiaient une nouvelle Potsdamer Platz. Et sous la place, dans l’eau, on pouvait retrouver encore des restes de l’ancienne magie. Cela rappelle Jules Verne, cette aventure, ces gens qui soudent sous l’eau, dans une ville qui en fait avait sombré à cet endroit-là."
Paula Beer et Franz Rogowski ont déjà joué pour Christian Petzold dans Transit. "Quand ils jouent ensemble, il y a une incroyable confiance physique entre eux. Je n’ai jamais vu ça à ce degré-là chez d’autres acteurs. Je ne sais pas d’où ça vient, chaque contact, chaque regard, tout est empreint de confiance et de respect, avec une disponibilité incroyable. On peut toujours tout discuter ensemble, avec les deux. Paula Beer est l’une des très rares actrices qui soit à la fois très jeune et capable d’exprimer des expériences que d’autres font seulement bien plus tard. Et les deux niveaux sont toujours présents en même temps, la jeunesse, le désir d’être jeune, et l’expérience de la vie. Quant à Franz Rogowski, c’est certainement l’acteur le plus physique d’Allemagne. De plus, très peu d’acteurs ont un regard comme le sien. Le côté physique de Franz réside aussi dans ce qu’il fait de ses mains, dans sa façon de toucher les choses des mains qui peuvent beaucoup. Avec lui, on a toujours l’impression qu’il appréhende le monde de manière physique, qu’il le désire."
Le lac d'Ondine n’est pas un lac enchanté au milieu d’une forêt, mais un lac de barrage, quelque part entre romantisme et industrialisation. Le lac où Christian Petzold et son équipe ont tourné est situé près de Wuppertal, dans la région où le cinéaste a grandi. "La Wupper est une rivière qui trace une frontière, c’est le Styx de l’ère industrielle. Thyssen est né là, c’était une petite forge au bord de la Wupper qui est devenue un conglomérat mondial en copiant ce qui était alors le meilleur acier du monde, l’« acier bleu » suisse, et en arrivant à le produire à moindre coût. Cette industrie avait besoin de beaucoup d’énergie, et c’est pourquoi des barrages ont été construits sur tous les affluents de la Wupper, pour l’énergie ou pour l’eau potable. Et parce que cette ère industrielle au début de laquelle ils ont été construits n’avait pas encore d’esthétique propre, ils ressemblent souvent à de vieilles églises. Il y a ces deux éléments à la fois : la retenue d’eau, l’énergie, et une vallée noyée dans laquelle se trouvait un village. Sous l’eau, il y a une vie mystérieuse et cachée, les vieilles histoires ; au-dessus il y a la modernité, l’acier, et tout cela dans le même espace. Et c’est aussi comme cela que j’ai voulu construire mon histoire : dans le même espace."
Pour préparer les scènes sous l’eau, Christian Petzold a regardé beaucoup de films. Pour lui, le plus magique des films sous-marins est 20 000 lieues sous les mers de Richard Fleischer. Il y a une scène où James Mason, qui joue le capitaine Nemo, enterre un mort sous l’eau avec des membres de son équipage, équipés de leurs lourds scaphandres, qui érigent une croix en coquillages. "Kirk Douglas et les autres terriens observent tout cela, et à ce moment-là ils sont pris eux aussi par la magie de ce monde sous-marin. Et je me suis dit : je voudrais qu’il en soit de même dans notre film : que nous nous retrouvions 20 000 lieues sous la mer, sous le Berlin actuel, sous le monde actuel avec ses maquettes et ses explications, ses rêves et ses destructions ; et que l’on puisse, l’espace d’un instant, ressentir l’origine de ces maquettes, l’origine de cette magie."
Pour tourner les séquences sous l'eau, Christian Petzold a choisi les studios de Babelsberg, qui disposent d’un immense bassin. "Nous y avons construit tout un monde sub-aquatique avant de le mettre en eau, avec des porches, des plantes, un mur de barrage en pierres, la turbine… Il était essentiel pour moi que ce monde existe réellement et que nous n’ayons recours aux effets spéciaux numériques que pour les détails. La magie réside dans l’aspect tangible des choses, dans ce décor construit, de même que dans les maquettes de Berlin ailleurs dans le film. Lorsque Franz Rogowski et Paula Beer plongeaient, il fallait que tout soit réel, qu’ils puissent vraiment évoluer devant un mur de barrage et passer sous de vraies plantes pour entrer dans une grotte. Quant au silure, nous avons dû le faire en animation, on ne peut pas dresser un poisson. Mais avant de le faire, les gens des effets spéciaux sont venus passer cinq jours avec nous sur le tournage des scènes dans notre décor sub-aquatique réel. Cela leur a servi de référence pour l’animation numérique, qui était très complexe. Les effets spéciaux devaient s’intégrer à la magie du réel de notre monde sub-aquatique."