Vous voulez un exemple frappant des ravages de la chirurgie esthétique? Suffit de regarder une photo récente de Meg Ryan, vous me direz, mais j'ai un exercice mental un peu moins paresseux à vous proposer: prenez la Nicole Kidman actuelle, celle dont le visage est désormais aussi expressif qu'une portion de terrine de saumon à la ciboulette, et imaginez-la dans son plus grand rôle… Certains penseront à "Eyes wide shut", "Moulin Rouge" ou encore "The hours". Pour ma part, je privilégie l'intensité de sa prestation dans "Les autres", sorti fin 2001. Alors, vous imaginez? Difficile, hein? Pas étonnant: il y a quinze ans, son joli minois de poupée de cire n'était pas encore traversé par les aiguilles des seringues de Botox mais par des émotions et des expressions dignes d'une très grande actrice qui prêtait alors ses traits au personnage de Grace Stewart (choix de prénom judicieux, la beauté froide de la comédienne évoquant fortement Grace Kelly), femme mystérieuse sans nouvelles de son mari parti à la guerre depuis un an et demi, gavant d'absurdes principes religieux ses deux enfants cloîtrés dans un château situé sur l'île de Jersey en 1945. Les gosses étant atteints d'une maladie hyper rare les rendant allergiques à la lumière, les trois domestiques recrutés vont devoir impérativement respecter les règles strictes édictées par la maîtresse des lieux. Des lieux partiellement plongés dans l'obscurité dans lesquels d'étranges phénomènes vont se succéder.
Thème en apparence classique de la maison hantée, mais élevé ici en apesanteur par la grâce d'une mise en scène d'une précision chirurgicale et un scénario d'une intelligence diabolique, redonnant une crédibilité à un genre régulièrement profané par des tâcherons pondant des produits formatés sans âme. L'espagnol Alejandro Amenabar - déjà remarqué avec "Tesis" et "Ouvre les yeux" - fait de l'habitation de Grace Stewart, imposante demeure victorienne perdue dans la campagne brumeuse, le théâtre de nos peurs enfantines - peur du noir, des bruits de pas et grincements de portes, des fantômes et des sorcières - tout en prenant un malin plaisir à ressusciter un cinéma à l'ancienne, raffiné et posé, comme une proposition d'antithèse au found footage popularisé deux auparavant par l'effrayant "Projet Blairwitch". Jouant malicieusement avec l'arrière-plan, le hors-champ, les miroirs, le cadre dans le cadre, la caméra se fait complice des ténèbres, et délivre une image argentique ouatée baignant dans le clair-obscur de la splendide photographie de Javier Aguirresarobe (qui s'illustrera quelques années plus tard sur le post-apocalyptique "La route" de John Hillcoat), alternant l'ambre chaude de l'éclairage tamisé à la bougie et la froideur d'une lumière du jour diffuse et blafarde. Le travail sur le son est tout aussi remarquable, vous faisant littéralement tressaillir dans votre canapé entre deux instants de silence et justifiant à lui seul l'investissement dans un système 5.1. Une direction artistique complètement raccord avec la fluidité du montage de Nacho Ruiz Capillas, qui découpe au scalpel cet étouffant voyage dans les limbes. Une symphonie funèbre interprétée sans fausses notes par un casting parfait, évidemment dominé par une Nicole Kidman proprement "habitée": de Fionnula Flanagan, impeccable de sobriété dans ce rôle de domestique à l'inquiétante sérénité, aux deux enfants, Alakina Mann et James Bentley, pâles figures angéliques se distinguant dans la pénombre, évoquant deux astres éteints dont la lueur continue de défier la nuit.
Tout se hisse donc à la hauteur du scénario, dont les tiroirs renfermant des secrets d'outre-tombe sont fébrilement ouverts un à un, jusqu'à un twist final glaçant qui reste totalement vraisemblable à la revoyure, contrairement à celui du "Sixième sens" de M. Night Shyamalan sorti l'année précédente, qui ne résistait pas à un deuxième visionnage.
A travers ce brillant exercice de style qui n'aurait pas déplu au Hitchcock de "Psychose", Amenabar, également auteur du scénario et compositeur de l'angoissante musique, livrait une terrifiante réflexion sur le déni, fustigeant l'enfermement de l'esprit par la religion - comme ne cesse de le rappeler l'actualité. Avec très peu d'effets spéciaux et sans la moindre goutte de sang, ce film s'inscrit depuis quinze ans parmi les plus flippants du 21ème siècle et reste aujourd'hui le plus gros succès de tous les temps du cinéma espagnol, certes bien aidé par la présence d'une star internationale à l'affiche et de son conjoint de l'époque ici producteur exécutif, un certain Tom Cruise. Pas de doute: en matière d'épouvante classieuse, il y a "Les autres" et… les autres.