Avant d'écrire, on aimerait parfois prendre du recul sur les films, afin de pouvoir objectiver l'émotion ressentie durant la projection. Si certaines œuvres ne nécessitent pas forcément ce temps (en raison notamment de leur relative pauvreté), d'autres demandent au spectateur de laisser infuser leurs images : c'est le cas des longs-métrages d'Apichatpong Weerasethakul, lentes méditations qui envoûtent et font réfléchir autant pendant qu'après leur visionnage. "Memoria" ne déroge pas à la règle, et met le spectateur dans un état physique et mental naviguant entre langueur et concentration extrême. On peut en effet être passif devant le film, fermer les yeux quelques secondes pour se mettre à l'écoute des mots et des bruits, mais si l'on veut poursuivre le long-métrage, tisser des liens et méditer soi-même, il faut aussi savoir rester bien éveillé quand le surnaturel surgit et rabat les cartes. Toutefois, à ne considérer que l'aspect sensoriel du cinéma de Joe, la qualité du raisonnement critique en devient fortement impactée : il ne suffit pas de se laisser aller d'un bout à l'autre du film – certains spectateurs, à raison, pourraient ne rien ressentir et rester totalement extérieurs à celui-ci –, mais il s’agit de voir comment la rigueur de la mise en scène et du montage fait advenir un état méditatif. En cela, les deux premiers plans de "Memoria" sont exemplaires : on y entend d'abord un bruit – lequel retentira une petite dizaine de fois pendant les deux heures et quart suivantes –, puis une silhouette qui se réveille. C'est Jessica (Tilda Swinton) qui se lève et marche vers la droite du cadre, quand la caméra, elle, fuit dans un léger panoramique à gauche pour nous montrer un miroir dans lequel se reflète le personnage : ce que nous dit ce plan, c'est que Jessica est semblable à un spectre, un être étranger au monde, et par ailleurs un être double (sans que l'on puisse définir clairement cette duplicité). Lors du plan suivant, Jessica entre dans une pièce à la forme arrondie avec au fond une fenêtre (signe peut-être d'une ouverture vers le monde ?), mais celle-ci comporte des barreaux (Jessica, prisonnière de ce monde, saura-t-elle se laisser guider par un ailleurs dont elle ignore tout ?). C'est donc bien par la précision géométrique du plan qu'une force d'évocation est possible, un schéma qui ne cessera de se reproduire par la suite : les dialogues, les gestes, les moments où le bang retentit sont autant d'indices qui peuvent être liés entre eux et qui forment une source d'interprétation symbolique. "Memoria" a donc besoin d'un spectateur attentif pour exister ; en effet, il faut pouvoir ressentir la tension qui habite Jessica dans ces scènes où l'horreur apparait de manière très épurée (des alarmes de voitures qui se déclenchent seules, les lumières d'un musée s'éteignant brusquement, un chien qui suit Jessica dans la rue, etc), observer précisément le trajet créé par l'obsession et la curiosité du personnage (rencontre avec un mixeur de son, une archéologue, une médecin, un paysan, passage de la ville vers la campagne), pour pouvoir lors des quarante-cinq dernières minutes reconsidérer ce que l'on a vu précédemment et se rapprocher de Jessica. Si la partie urbaine demeure très clinique, peu sensuelle, surtout au regard de l'œuvre de Weerasethakul, et que l'on accompagne le personnage tout en étant maintenu à distance, la partie finale donne enfin accès à une émotion permettant non pas une identification, mais une connexion. Se situant dans un lieu qui paraît être le point central de la détonation du bang, Jessica, sorte d’antenne – comme le lui dit le second Hernan – semble se situer à un croisement entre différentes strates de mémoires, voire de plusieurs mondes et civilisations. Le spectateur ressent alors le changement chez Jessica, le moment où elle bascule de l’incompréhension à une sensation nouvelle qui la bouleverse. C’est lors de cette scène stupéfiante où, assise à la table d’Hernan, une pluralité de sons – souvenirs, mémoires de notre monde ou d’un autre – surgissent et révèlent une douleur insoutenable. On ne sait pas précisément ce qui se passe dans la tête de Jessica, mais on comprend que ce qui se produit la déchire – comme si elle devait ressentir lors de quelques secondes tous les maux de l’univers. Il fallait donc partir d’un son et de sa reconstitution (incroyable scène de mixage, où le son est saisit dans sa forme d’abord immatérielle, avant d’être rendu concret) pour interroger non seulement Jessica, mais les êtres humains et le cosmos dans sa dimension infinie ; partir d’un simple son, pour finalement ouvrir des brèches métaphysiques vertigineuses, comme en témoigne les derniers plans du film, qui éclatent tous nos repères spatio-temporels. La délocalisation en Colombie n’a donc rien changé pour Apichatpong Weerasethakul, l’art si précieux du cinéaste-magicien reste intact, et sa puissance n’a jamais été aussi éclatante.