Tout commence par un long plan fixe silencieux. Une silhouette endormie se détache d’une pénombre. Un bruit sec, bref, mais puissant, brise ce silence. Une détonation… Un « bang ».
Une femme se réveille. Commence alors son errance à mi-chemin du sommeil et de l’éveil dans cette ville de Bogota où elle est de passage. Au premier abord, ce son ressemble à un acouphène. Il apparaît par intermittence. Cette interférence l’interpelle, la déstabilise, semble la faire souffrir.
Cette femme, Jessica, merveilleusement interprétée par Tilda Swinton, va aller à la rencontre de personnes qui pourraient l’aider à identifier la nature de ce « bang ». Au fil de cette traversée, une distance se crée entre Jessica et le monde qui l’entoure ; un décalage temporel. Ce « bang » serait-il un son désynchronisé qui l’entraînerait hors champ du réel ?
Sa première rencontre la conduit auprès d’un ingénieur du son dans un studio d’enregistrement et de mixage. Ensemble, ils vont disséquer ce son insolite que Jessica va tenter de lui décrire. Prendre le temps d’écouter, de fragmenter, de reconstituer, pour s’approcher au plus près de ce son. En obtenir une copie audio, comme s’il s’agissait d’un miroir sonore.
Prendre ce temps cinématographique. Un magnifique hommage à tout ce travail autour du son qui habituellement joue les « second rôles » face à l’image. Cette fois, la bande son est un personnage à part entière sans qui le film ne pourrait être.
Cet ingénieur du son s’appelle Hernan. Il est aussi musicien. Son groupe porte un nom mystérieux : « depth of delusion ». Mais lui, est-il réel ? Lorsqu’il aura accompli ce qu’il devait transmettre à Jessica, il va disparaître. Elle aura beau le chercher ou aller écouter ce groupe de musiciens, ce passeur de son s’est évaporé. Est-il retourné vers ce « Bang » dont il semblait être l’un des messagers ?
Connaître l’origine de ce mal qui l’assaille, serait-ce s’approcher de l’origine du monde ? Ce « bang » serait-il l’écho du « Big Bang » ? Au fil de ses pas et de ses rencontres, Jessica semble remonter ces temps immémoriaux dont les mémoires qui les ont jalonnés ont laissé des traces éternelles.
Elle va franchir une nouvelle étape de sa quête, lorsqu’elle va se retrouver hors de la ville, en immersion avec la nature luxuriante de la Colombie, qui n’est pas sans rappeler la Thaïlande natale du cinéaste. Et c’est au cœur de cette nature tropicale, qu’elle va rencontrer un homme qui s’appelle… Hernan ; se retrouvant ainsi dans un autre temps décalé, où celui dont elle avait perdu la trace, réapparaît autrement. Il n’a plus 30 ans, mais autour de la cinquantaine.
Si ces « deux passeurs » semblent ne faire qu’un dans cette traversée transcendée du temps, cette rencontre avec le « second Hernan » est la plus belle du film. C’est lui qui va transformer le « bang » de Jessica en une incarnation sensorielle, en harmonie avec la nature et les éléments où la mémoire de l’humanité est préservée. Une plongée dans un grand « Tout » où les matières vivantes et leurs mémoires universelles paraissent reliées.
Jessica va suivre ce « nouveau guide », qui tel un alchimiste va transformer les sons en mémoires. Ensemble, ils vont pénétrer un peu plus profondément les mystères des mémoires disparues, saisissant au passage leurs souffrances.
Disparaître comme le jeune Hernan, comme tous ceux que les régimes totalitaires effacent de cette terre. Les troupes militaires sont présentes dans ce film ; quelques plans distillés au cours du montage pour… mémoire. Des présences silencieuses, mais bien réelles.
D’une histoire l’autre, que lui raconte Hernan, Jessica finit par lui demander de lui montrer le « visage » du sommeil. Elle souhaiterait le voir dormir pour tenter d’entrevoir cette lisière ; ce passage de l’éveil au sommeil, de la conscience éveillée au rêve ; à laisser un temps la vie en suspens pour s’approcher au plus près de la mort.
Hernan va s’allonger à même la terre et s’endormir les yeux grands ouverts. Un plan fixe s’attarde sur ce regard figé vers un insaisissable horizon ; à faire d’Hernan un mort le temps d’une courte absence. Imperceptibles frontières. Et s’il n’y en avait pas ! Hernan dira d’ailleurs à Jessica « Je suis le disque dur, tu es l’antenne. »
Ce voyage sensoriel tisse les lignes d’une partition mémorielle comme un « conte » philosophique d’une incroyable beauté poétique. Un voyage au cours duquel Jessica fait une autre rencontre ; celle d’une archéologue française, interprétée par Jeanne Balibar, qui travaille sur des ossements millénaires.
Le temps est là, autrement, dans la découverte de ces vestiges humains qu’elle exhume de la poussière. Cette archéologue va faire visiter son laboratoire à Jessica où elle va lui montrer le crâne d’une jeune fille qui a une particularité qui interpelle ; l’un de ses côtés possède un trou. Une ouverture ? Une brèche ? Ce mystérieux orifice serait-il le « trou des mémoires » ; un lieu de passage par lequel elles passent ou s’échappent ?
Le « bang » qui envahit le crâne de Jessica serait-il passé par ce trou millénaire ? Cette ouverture vers l’infini relierait-elle les mondes visibles et invisibles ?
« Memoria », Prix du Jury (ex aequo) du Festival de Cannes 2021, est une magnifique traversée. Une évocation de notre présence au monde. À nous conduire hors champ du visible où l’image n’a jamais eu autant besoin de sa bande son, où le montage raccorde les espaces et les fragments du temps, où l’acteur devient le passeur de toutes ces empreintes millénaires.
Dommage que ce chef-d’œuvre glisse au final vers une issue proche de la « Science-Fiction », s’éloignant ainsi de ces ouvertures qu’offraient tout au long du film cette traversée philosophique et poétique.