Le turc Nuri Bilge Ceylan n’a plus à démontrer ses talents de cinéaste : plusieurs de ses films ont été à juste titre loués par de nombreux critiques. Deux d’entre eux, remarquablement construits et mis en scène ont été particulièrement remarqués : « Il était une fois en Anatolie » en 2011 et « Winter Sleep » qui reçut la Palme d’Or en 2014.
Aujourd’hui, dans « Le Poirier sauvage », on retrouve les qualités dont fait preuve ce cinéaste mais de manière moins évidente que dans les deux films que je viens de citer. Quelque chose ne fonctionne pas aussi bien, pourrait-on dire, comme si Nuri Bilge Ceylan, voulant à tout prix miser sur la durée, s’était cru obligé de combler des trous ou des pannes d’inspiration avec des scènes bavardes et assez inutiles s’étirant exagérément. Pour ce faire, le cinéaste a malheureusement cru bon d’introduire dans son récit des personnages secondaires, à l’exemple de deux imams qui se mettent à débattre interminablement sur l’Islam, personnages qui n’y ont pas vraiment leur place. Le film aurait considérablement gagné à être plus ramassé, débarrassé de ces scènes encombrantes et plutôt soporifiques.
Reste tout de même une gageure que le cinéaste gagne avec ingéniosité : construire un film intéressant, nonobstant les scènes superflues que je viens d’évoquer, autour d’un personnage antipathique. Car c’est vrai que Sinan, le personnage principal, n’est vraiment pas quelqu’un d’aimable. Il ne fait d’ailleurs aucun effort pour se rendre agréable aux yeux d’autrui. On le comprend dès le début, quand il quitte Istanbul où il a fait ses études pour revenir à la maison familiale, à Çanakkale, ville qui se targue d’être construite sur le site antique de Troie. Il y retrouve sa sœur, sa mère et son père, instituteur sans le sou s’obstinant à creuser un puits là où tout le monde lui affirme qu’il n’y a pas d’eau. Ce père, accablé de dettes de jeu, Sinan le considère sans aucune bienveillance, tout en se demandant si, par la force des choses, il ne devra pas suivre la même voie que lui.
Sinan, pourtant, ne manque pas d’ambition : il se rêve en écrivain, au point qu’il revient d’Istanbul avec le manuscrit de son premier livre dans ses bagages. Mais encore lui faut-il trouver de quoi payer une édition. Il n’en est pas moins suffisamment imbu de lui-même pour se croire supérieur à un écrivain reconnu, de passage par là, avec qui s’engage une longue (trop longue !) discussion sur l’art d’écrire. Auparavant, lors d’une des scènes les plus belles du film, Sinan a croisé une jeune fille avec qui s’est engagé un échange pétri de souvenirs communs et de résignation fataliste quant à l’avenir. La scène, superbe, s’est achevée par des larmes, puis par un baiser et une morsure. Le visage peu amène de Sinan est un visage marqué, blessé : non seulement par la morsure de la jeune fille, mais par les coups reçus plus tard d’un rival.
Nuri Bilge Ceylan a réalisé un film qui, d’un point de vue formel, est sans reproche, mais dont la construction scénaristique est bien moins satisfaisante que dans ses films précédents. Ici, la succession des rencontres de Sinan avec divers protagonistes donne une légère impression d’artificialité.
Comme s’il fallait que le systématisme du film conduise à cette surprise : à ce que le peu sympathique Sinan, engoncé dans son orgueil, soit tout de même un peu ébranlé et change son regard sur l’être auquel il ne veut pas ressembler, son propre père, son seul et unique lecteur admiratif !