Il me semble avoir lu (peut-être dans le « Journal » de Julien Green) que, contrairement aux lecteurs français qui n'en sont guère friands, les anglo-saxons apprécient grandement ce qu'ils appellent la « short story », en français la nouvelle. Ce dont je suis sûr, en tout cas, c'est qu'il n'est pas moins difficile, contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, d'écrire des histoires courtes de 20 ou 30 pages que des romans de 200 ou 300 pages, voire plus encore. En raconter suffisamment tout en restant économe, entrouvrir un peu du secret des êtres tout en gardant une grande part de mystère, c'est tout l'art de qui écrit des nouvelles et il faut être doté de beaucoup de talent pour y parvenir. Et il faut aussi, quand on est auteur de nouvelles, miser sur le lecteur, sur sa sensibilité, son intelligence et son imagination qui sauront pallier tous les manques.
Eh bien, les films de Kelly Reichardt me donnent immanquablement une impression du même ordre. Même si ce sont des longs-métrages, ils sont conçus et réalisés sur le mode minimaliste de la nouvelle (le qualificatif « minimaliste » n'ayant rien de péjoratif sous ma plume, bien au contraire). Que ce soit dans « Old Joy » (2006), dans « La dernière piste » (2010) ou même dans « Night moves » (2013), la réalisatrice américaine ne s'encombre ni de discours ni d'explications. Avec elle, il faut se contenter de peu, elle filme comme personne ce qu'on pourrait appeler « les temps morts », des temps qu'il faudrait plutôt appeler des tranches de vie sans événement particulier. Or ce sont précisément pendant ces moments-là qu'il faut scruter les personnages : ce qu'ils laissent deviner d'eux-mêmes, sur leurs visages, à travers leurs gestes et leurs rares paroles, n'a rien d'insignifiant, mais au contraire en révèle beaucoup sur ce qu'ils sont.
Ces appréciations semblent encore plus exactes aujourd'hui, puisque, pour ce nouveau film, Kelly Reichardt a adapté trois nouvelles de l'écrivaine Maile Meloy. Nous voilà transportés au cœur du Montana et invités à la découverte de quatre femmes. Trois récits nous sont proposés successivement, chacun d'eux ayant droit à une petite reprise à la fin du film. Le premier, le plus riche en événements, met en présence une avocate (Laura Dern) et son client mécontent. Le deuxième se focalise sur Gina (Michelle Williams), une femme mariée qui, avec son mari, cherche à s'approprier les briques d'un grès rare appartenant à un voisin. Enfin, le troisième narre la rencontre de deux femmes issues de deux univers très éloignés l'un de l'autre : une ouvrière agricole amérindienne (Lily Gladstone) travaillant dans un ranch et une avocate (Kristen Stewart) venu donner un cours à quatre heures de voiture de chez elle.
Excepté peut-être dans la première de ces trois histoires, il n'est rien raconté ici d'extraordinaire. Ce ne sont que des petites tranches de vie, des portraits de femmes ni plus ni moins intéressantes que d'autres mais qui, comme dans les nouvelles les mieux écrites, laissent deviner des réalités cachées et des secrets enfouis. Fautes, culpabilité, remords, pardon, désirs inavoués : derrière les apparences, pour le spectateur attentif, tout cela se laisse deviner. Faisant la preuve, une fois encore, de toute sa subtilité de metteuse en scène et de tout son art de la suggestion plutôt que de la démonstration, Kelly Reichardt fait manifestement partie de ces cinéastes qui, lorsqu'ils réalisent un film, ne le font pas pour la satisfaction de leur propre ego, mais pour le spectateur, en se mettant, en quelque sorte, à sa place, et en lui octroyant un espace dans la conception même de l'oeuvre. Cela donne un cinéma exigeant, qui n'est certes pas adapté aux spectateurs paresseux, mais qui, pour les autres, offre mille occasions de mettre à l'oeuvre ses émotions comme son intelligence et son imagination. Je l'ai déjà dit en commentant d'autres cinéastes, mais je le répète à nouveau : j'aime ce cinéma-là ! 8/10