→ BOUGER LE MONDE
1909. Quand Theodor Koch-Grünberg rencontre Karamakate, le chaman, au détour d’un méandre amazonien, il lui demande s’il est le bouge-mondes, comme une inspiration pour le spectateur à poser la même question à Ciro Guerra, le réalisateur : sa jungle en noir et blanc est-elle le chemin révérentiel vers une Amazonie perdue ? Un monde ”bougé” pour en révéler un autre, déplacé d’une époque vers une autre afin d’être dévoilé à ceux qui n’en furent pas témoins ? L’idée en tout cas de ces mondes superposés sera récurrente.
En se plongeant dans un passé qu’il s’amuse à rendre commun aux deux rives de l’Atlantique, Guerra avait pour projet de raviver le souvenir de tous les peuples qu’on a oublié avoir oubliés, mais il a fait tellement plus que cela.
→ LUXURIANCE MONOCHROME
Le choix du noir et blanc n’est pas qu’une ouverture ou un symbole : c’est une vraie transposition du paysage dans une acception surréelle où l’on a l’impression de découvrir totalement la forêt derrière des clichés enfoncés depuis longtemps dans notre esprit par le genre documentaire duquel Guerra se détache entièrement : hommage ou non, il veut qu’on puisse résonner à l’unisson de son œuvre, et tant pis si ça doit prendre des airs de vulgarisation visuelle.
Si le cinéma était né en couleurs, il aurait inventé le noir et blanc juste pour mettre en exergue son équivalence avec le bleu et vert d’une Amazonie imperturbable. Une équivalence imparfaite mais qui permet à une photographie déjà sensationnelle de nous faire douter de tous les contrastes : parfois ils semblent lissés, d’autres fois accentués, et l’on ne tardera pas à se rendre compte que le scénario produit le même effet. Superposition.
→ SILENCE, LE MONDE TOURNE
1940. Quand Richard Evans Schultes rencontre Karamakate, il lui dit qu’il consacre sa vie aux plantes, et l’autre de lui répondre que c’est la chose la plus sensée qu’il ait jamais entendu d’un Blanc. Le chaman est le même : il est plus âgé, moins amer et plus sage, mais il a aussi perdu la mémoire d’un temps où les Blancs se préoccupaient plus que les autochtones de préserver leur culture – si si ! du moins quand la religion amenée par des prêtres à l’accent toujours très castillan n’interdisait pas aux disciples, des locaux, d’utiliser leurs noms et langues maternels.
La question se pose de qui lui a vraiment fait perdre son identité culturelle : est-ce le Blanc, l’envahisseur ayant imposé ses mœurs, où sont-ce les indigènes – non pas les caboclos ou ceux que l’on accuse de se comporter comme tels, mais au contraire ceux qui furent aveuglés à la nécessité d’un compromis par leur propre hostilité insensée ?
C’est une vision neuve où les responsabilités sont réparties à parts égales et qui semble pour cette raison très vulnérable aux détracteurs anti-révisionnistes contemporains : L’Étreinte du Serpent a tous les traits d’une œuvre toute en interprétation douce où la moindre liberté artistique peut devenir stigmate.
Aucune prise n’est toutefois tendue au moindre puriste car Guerra s’emploie à nous enfermer dans l’inéluctabilité multiple des dissensions culturelles : tous les changements de direction du scénario ont leur place. Souvent la spiritualité sert d’échappatoire magnifique au reste des blocages, évitant de susciter un exotisme piètre ou des mouvements scénaristiques abscons.
Guerra évite d’autres écueils en n’établissant pas la duplicité à l’échelle humaine, mais au-dessus de lui, comme si l’humanité était liée et soumise aux principes qui la font se mouvoir au même titre que indigènes sont liés et soumis à leurs croyances. Superposition. Une sensationnelle manière de partir de zéro et de laisser le symbolisme se substituer à la fiction – comme dans mon film préféré de Herzog, Le Pays où rêvent les fourmis vertes, qui est le seul où il arrive, à l’instar de Guerra, à ne prendre parti ni pour son sujet ni pour ce qu’il lui évoque.
→ POUMON VERT, MÉMOIRE VERTE
Trente ans ont passé entre Koch-Grünberg et Schultes. Commencé avant une grande guerre, le film se clot sur une autre, décidément bien mondiale : l’industrie du caoutchouc est en souffrance, cela se ressent jusqu’au fond du Pérou où Guerra vient faire vibrer les cordes de cette mémoire malmenée qu’il transmet tout en gestes, ressuscitant des rapports humains qui ne sont possibles que sur l’intime ligne de crête entre les grandes périodes des civilisations, dont les témoins sont de rares privilégiés oubliés par le monde même qui prétend les ramener à la vie avec ses caméras.
Je ne peux m’empêcher (déformation semi-professionnelle) d’y voir la justification poétique à ce que certaines langues amazoniennes sont dépourvues de temps grammaticaux ⁽¹⁾ : quelle utilité quand on ne sent pas le monde tourner ? Son mouvement n’est nulle part plus discret que dans l’homogène désordre végétal de la jungle.
Ces trois décennies sont les plus étranges que j’aie pu voir passer au cinéma, car rien ne distingue ses extrémités que Koch-Grünberg et Schultes, les étrangers venus du monde occidental et pour qui tout a changé entre 1909 et 1940. On est ramené à la scène de La Machine à explorer le temps, de George Pal, lorsqu’on voyage de 1917 à 1940 et que George (le personnage, pas Pal) s’étonne de voir que la guerre ”dure toujours”.
Là encore, Guerra vient jouer son rôle de bouge-mondes comme il met en branle des univers énormes : des peuples, l’âme d’une forêt qui s’étend à perte de vue, ainsi que la planète recouverte par le voile invisible de la Seconde Guerre mondiale. Cette ombre belliqueuse est une pollution amenée par les Blancs, ni environnementale ni culturelle ou politique, mais mystique, comme elle sépare le fleuve de son écho céleste et en prive les Hommes.
→ LA FORÊT RÊVE
Fidèle à la ”chanson” des peuples auxquels elle rend hommage, l’œuvre ajoute ses propres notes légèrement trompeuses : le chullachaqui, démon de la mythologie péruvienne, devient cet alter ego qu’il est joliment métaphorique de faire reconnaître à un indigène dans une photographie de lui-même. Évidemment, le parallèle était trop beau. Déjà maître de son image, Guerra peut être compris et excusé pour cet accès de mélomanie artistique qui l’amena à vouloir faire d’une suggestion planante et perpétuelle l’évidence d’un instant.
Quand il ne se laisse pas aller à ces piques amusantes ni n’explore de délires ésotériques, le film se base sur les carnets de voyage des deux vrais scientifiques qu’il fait interpréter par des polyglottes : Jan Bijvoet est belge et Brionne Davis a grandi à Paris, Texas (!), chacun parlant au moins trois langues, dont une langue autochtone, et ce n’est pas de trop pour mettre en marche le courant empirique qui s’ajoute au courant spirituel, ce fleuve dans le ciel qui est le miroir du fleuve réel.
Un des deux personnages, Schultes, est même un Aguirre véritable : il est guidé dans l’hostilité des Hommes et de l’environnement par un tourne-disque, seul objet qu’il refusera d’abandonner et auquel il confie la tâche de porter la chanson de son propre peuple, les Bostoniens.
Ce n’est pas (non plus ?) un hasard si je tirais l’expression de ”chemin révérentiel” de The Fountain d’Arronofsky. Les deux films ont cette façon de traiter l’âme de la forêt tropicale presque comme un fluide, peut-être parce qu’on la cherche dans l’ayahuasca (le caapi) et qu’elle coule dans le fleuve sous sa forme serpentine, mais surtout parce que TOUT devient symbole : la canopée se fait filtre et une pensée ne peut être vraie que si elle est rêvée à travers elle. Culture, religion, guerre, trente ans qui ont passé : tout se transforme en rêve à son tour et rêve pour le spectateur.
→ EXPLICITE
De vocation à la fois pure, belle et sobre, l’œuvre ne laissait pas présager de plans oniriques, ces formes qui, près de la conclusion, soudain font exploser la couleur et des formes énigmatiques comme un écho aux croyances chamaniques.
Rien n’aurait pu mieux me parler que ce jaillissement concret de rêve presque palpable venant compléter une ethnocosmogonie déjà frappante de sa créativité respectueuse. Je n’exagère d’ailleurs pas en disant que j’espérais sans y croire, en le visionnant, que le film en vienne exactement là : à ce passage malick-éen (je pense à The Tree of Life) voulant attribuer une forme à l’abstrait le plus limpide.
Il n’y a pas d’acteurs. Je ne dis pas ça seulement au sujet des locaux sans vocation qui crèvent l’écran malgré eux et maîtrisent absurdement bien les pauses dans les dialogues, mais bien de Bijvoet et Davis, qui ne pouvaient être que les vrais scientifiques, vraiment polyglottes, vraiment emportés par leur devoir mêlé de passion, comme le chullachaqui l’un de l’autre, qui se parlent à travers le temps comme si les mots du chaman étaient devenus vrais : hier, 40 ans, des millions d’années, ça ne fait aucune différence sous les yeux du jaguar ou dans l’étreinte du serpent.
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