Ah ! le film de jungle ! De « Aguirre, la colère de Dieu » à « The Lost City of Z », en passant par « Apocalypse Now », un véritable sous-genre du cinéma d’aventure s’est constitué, avec son lot de clichés : la nature hostile et labyrinthique, les populations locales retorses jouées par des amateurs baragouinant leur dialecte cubeo, ticuna (mentions interchangeables, l’intention étant rarement didactique à cet égard), l’explorateur blanc se révélant à lui-même ou sombrant dans la folie au contact des éléments, les missionnaires sadiques exerçant en toute impunité leur foi nécessairement déviante, les digressions métaphysiques et l’apologie du savoir ancestral des sages de la forêt. Dans une classe enseignant cette matière, Ciro Guerra serait le bon élève du premier rang qui respecte consciencieusement les consignes du devoir pendant deux longues heures. « L’étreinte du serpent » s’avère incontestablement une copie propre et soignée, le plus sérieusement du monde en quête du satisfecit professoral, et toujours bien notée en dépit de son manque évident d’originalité. Certes, il faut rendre grâce aux jeunes réalisateurs colombiens de ne pas cracher sur leurs aînés comme leurs cousins argentins, et de s’inscrire dans une lignée somme toute classique, celle de Victor Gaviria et Luis Ospina par exemple. Mais le classicisme de Guerra est si appuyé et souligné, si contrôlé et corseté qu’il ne serait pas déraisonnable de ne voir en « L’étreinte sur serpent » qu’une tentative de réappropriation du motif amazonien pour servir de figure de proue colombienne dans les divers festivals internationaux. À ce titre, le film rencontrera un franc succès. Quoi ? Une œuvre sans parti pris risqué ? Un discours écolo culpabilisant pour les Occidentaux ? Pittoresque aussi ? Couleur locale ? Avec des indigènes à moitié à poil et un embryon de réflexion pseudo-philosophique ? N’en jetez plus, festival de Sundance, Quinzaine des réalisateurs à Cannes, prix C.I.C.A.E., nomination aux Oscars des meilleurs films étrangers !
Il n’est cependant pas facile de présenter un avis mitigé sur « L’étreinte du serpent », tant la platitude générale est enrobée sous un emballage splendide. Le choix d’un format CinemaScope en noir et blanc s’avère judicieux et prête une grâce singulière au fleuve Amazone et à sa végétation luxuriante. Mieux encore, les deux couleurs servent la quête sensorielle initiée par le chaman Karamakate : la hiérarchisation simpliste de l’espace occidental (carte, boussole…), qui se contente de relever l’utile dans un tout essentiel, doit exploser dans une myriade de couleurs qui rendra grâce à la souveraine nature. Il ne s’agit donc pas tant de voir que d’apprendre à voir, ce que le film, très bavard, ne cesse d’asséner à nos cervelles d’Occidentaux demeurés. Le parti pris formel de Guerra invite donc bien le spectateur à une vision contemplative (le mot est lâché…), mais celle-ci se trouve sans cesse contrecarrée par une incroyable pesanteur narrative et stylistique.
Le scénario est ainsi très balisé et nous comprenons dès les premières séquences où le voyage aboutira. À quarante années d’intervalle, le chaman amazonien Karabatake guide bon gré mal gré Theodor Koch-Grünberg, ethnologue et explorateur allemand, puis Richard Evans Schultes, ethnobotaniste américain, vers la yakruna, panacée de l’Amazone.
Ces deux explorations reposent sur un mensonge et débouchent sur une déconvenue : Theodor cherche à se soigner de la malaria, Richard marche sur les pas de son prédécesseur, mais une fois la yatruna trouvée, Karabatake se rend compte de la fourberie intrinsèque à l’homme blanc, le premier ayant déjà cultivé la plante sacrée (offense suprême !) et le second ne la convoitant que pour alimenter les armées américaines en caoutchouc de bonne qualité. Ayant gagné de la bouteille, Karabatake réagit cependant différemment à ces déceptions. Si, habité par un infini mépris, il abandonne Theodor à son triste sort, le chaman comprend avec Richard que sa mission profonde est d’enseigner à ces autres « bouge-mondes » que sont les explorateurs occidentaux le respect du fleuve et la forêt. Le « chullachaqui », mot quechua répété une dizaine de fois dans le film pour désigner un être sans âme, déjà mort, errant sans but, renvoie donc aussi bien à l’homme blanc, qui ne comprend décidément fichtre rien à la nature, qu’au chaman, dont le devoir de transmission était obscurci par des nuages de rancœur. Surgit alors une crainte légitime dans l’esprit du spectateur. Bon sang ! cette intention didactique et pédagogique nous viserait-elle ? Ciro Guerra, suivant le point de vue de Karabatake, confondrait-il les pouvoirs du cinéma avec les sortilèges de son chaman ? Foin de liberté contemplative, nos pérégrinations sont donc aussi pancartées qu’un GR à la Réunion !
Dès le titre, les symboles crient leur existence : « l’étreinte du serpent », c’est l’influence oppressante du fleuve sinueux, c’est le mal qui ronge l’homme blanc, c’est une parabole cosmogonique du monde considéré comme un tout cohérent. Et si nous ne l’avons pas compris, Ciro Guerra nous montre à diverses reprises ce serpent, dans l’eau ou dévoré par un jaguar. Disert, le film l’est aussi dans son montage, véritable langage cinématographique qu’il convient d’utiliser avec subtilité et parcimonie. S’adonnant à une mode vieille comme le premier récit de chasse au mammouth, Ciro Guerra enchâsse ses deux récits de manière à créer divers effets d’échos.
Le parallèle le plus lourd, souligné au crayon gras, est celui des stations successives dans la mission catholique perdue au bord du fleuve. Karabatake et Theodor y rencontrent un capucin sadique tout droit sorti des « 120 Journées de Sodome », adepte du fouet sur les pauvres petits martyrs indigènes. Quarante années plus tard, Karabatake et Richard affrontent une secte apocalyptique menée par un Jésus de pacotille, déclinaison hispanique du Klaus Klinski ou du Marlon Brando des chefs-d’œuvre du film de jungle. Nous concevons bien que cette critique de la religion catholique, subvertie en paganisme dément, cherche davantage à pointer du doigt la fin d’un monde, une apocalypse dans l’ordre ancien et naturel. Mais enfin, pourquoi insister aussi lourdement ? D’autant plus que ces péripéties se concluent à chaque fois par un massacre dans la mission, écornant certes de manière réjouissante le mythe du bon sauvage docile, mais contrevenant sans retour au message naïf proposé par ailleurs dans le film. Toute tension vers un idéal comprend son lot de cadavres, me direz-vous…
Néanmoins, ne moquons pas trop vite la séquence du Jésus dans la jungle, car elle offre une rupture bienvenue dans la monotonie balisée du récit. En fait, il s’agissait même d’une bonne idée de cinéma, mais Ciro Guerra l’expédie comme un passage obligé, obnubilé par son message et sa volonté de tout maîtriser. Je ne suis d’ailleurs pas assuré que l’oppression et parfois l’ennui ressentis à la vision de « L’étreinte du serpent » soit si volontaires, car même lorsque Richard ingurgite enfin la fameuse yakruna, le trip psychédélique tant attendu est expédié en deux minutes, sans grande inventivité. La comparaison avec le final de « 2001, l’odyssée de l’espace » ou plus récemment avec l’épisode 08 de la saison 03 de « Twin Peaks » est cruelle pour le réalisateur colombien, qui ne parvient pas à bousculer d’un iota son classicisme festivalier et à créer une grande séquence de cinéma.
« L’étreinte du serpent » résume en définitive toute la frustration éprouvée devant le cinéma d’auteur contemporain. Les sujets sont parfois bons, la réalisation très agréable à l’œil, mais le tout souffre d’un manque d’audace criant et d’un enlisement dans des idées convenues encouragés par les prix internationaux qui y voient de l’art et de l’essai. Après trois longs-métrages, nous aimerions voir autre chose en Ciro Guerra qu’un fayot cannois.