J'ai assez souvent dit que mon film préféré, celui qui me fait rêver le plus, était le film de Kubrick "2001, l'odyssée de l'espace", ce météore cinématographique aperçu en mai 1969 pour la première fois dans ce vieux et immense cinéma de Marmande, et que j'ai revu je ne sais combien de fois depuis, sur mon écran de télé aussi bien qu'à chaque passage sur un écran de cinéma, avec à chaque fois le même émerveillement enfantin. Et la sensation de voir de la poésie pure sur grand écran. D'où sans doute l'enchantement subit qui m'avait époustouflé ce soir-là et scotché sur mon siège avant de me faire éjecter de la salle par le projectionniste qui croyait que je dormais : non, j'étais dans le film, aux confins de l'univers, dans la nuit intérieure.
Eh bien, voici un nouveau météore qui m'y a fait irrésistiblement songer ; cette fois, c'est un film colombien qui nous emmène dans les profondeurs de la forêt amazonienne, tout aussi mystérieuse que les grands espaces interplanétaires kubrickiens. "L’étreinte du serpent", film tout aussi science-fictionnesque de Ciro Guerra (mais ici la science, c'est l'ethnographie et la botanique), dans un noir et Blanc féerique (au point que mes cousins parisiens m'avaient dit qu'ils le pensaient en couleurs) nous conte pendant deux heures un double périple. Mais au lieu de partir vers les étoiles, on part à la rencontre des mystères de la vie terrestre, des peuples et des plantes oubliés.
C'est tout aussi fascinant. C'est tout aussi beau. C'est le même enchantement, et j'ai eu autant de mal à me sortir de mon fauteuil. J'ai assisté à la rencontre de deux mondes : celui de Karamakate, dernier descendant d'un peuple exterminé et celui des hommes blancs qui, à quarante ans d'intervalle, viennent explorer la forêt à la recherche d'une plante sacrée. Entre le chaman indien, qui repère la double nature de l'homme blanc, le découvreur et le pillard ("il y a 2 hommes en toi", dit-il), et les deux explorateurs, qui se veulent scientifiques, se noue une relation complexe. Ils voient bien combien leurs compatriotes européens se sont comportés comme des prédateurs, apportant leur civilisation rapace (éradication des démons originels par le christianisme, accaparement des terres, exploitation économique par le caoutchouc, extermination par les armes ou les maladies), mais ils sont fascinés par leurs découvertes, par la rencontre des hommes.
Chemin faisant, sur la pirogue parcourant les rivières, nos explorateurs revisitent aussi les mythes (dans une mission, on les prend pour les rois mages, ailleurs, un des missionnaires, devenu fou, se prend pour le messie), les croyances (notamment la puissance du rêve) la manière d'apprendre (l'expérience et la mémoire s'opposant au livre) et la nécessité de s'adapter au monde : la technique moderne ne remplace pas tout à fait ici la connaissance ancestrale du milieu et les savoirs forgés à l'écoute de la nature, le temps dans la forêt n'est pas aussi linéaire que dans nos villes. La forêt amazonienne, comme l'immense espace interplanétaire, nous renvoie à notre fragilité, à notre petitesse, à notre solitude et à notre vulnérabilité.
Et, en fin de compte, comme dans le film de Kubrick, on assiste à une initiation, à une quête, à un apprentissage de la survie dans un monde hostile où on doit se confronter aux éléments ou apprendre à vivre en bonne intelligence avec eux. Voici un film tout à fait écolo : on y découvre que la nature ne nous appartient pas, mais que nous appartenons à la nature, on y apprend l'humilité. C'est à la fois un film d'aventures et un film contemplatif, qui nous force à reconsidérer notre représentation du monde.