Après une enfance formidablement illustrée par ‘La danza de la realidad’, Jodo poursuit son Grand oeuvre autobiographique et revient cette fois sur la fin de son adolescence, sa rupture avec son milieu familial et ses débuts dans le Santiago des années 50, années de rencontres et de liaisons amicales et sentimentales avec ceux et celles qui contribueront à forger sa vision unique du monde. C’est à compter de ces années formatrices que cinéaste ou scénariste de bande-dessinées, homme de théâtre ou tarologue, il se proclamera poète avant tout, peut-être le dernier des poètes, dans un monde où la poésie est repoussée sans relâche vers l’oubli...mais il s’agit moins ici de création artistique que d’une manière d’envisager l’existence en général, non comme une succession de causes et de conséquences mais comme un champ d’expérimentation permanent limité aux seules contraintes de l’esprit. Toutefois, je comprends que les assauts continuels d’excentricité baroque présents dans ses films, leurs excès burlesques ou cette passion jamais démentie pour les arts forains puissent laisser de marbre, de même que certaines lourdeurs dans l’illustration psychanalytique de son parcours : lorsque sous l’effet de la colère, le jeune Alejandro abat l’arbre du jardin familial, ou lorsqu’il se promène en rue avec son amante Stella Diaz, poétesse ré-imaginée en égérie breughelienne et punk avant l’heure, qui ne lui tient pas exactement la main, la symbolique est lisible mais pas franchement subtile. C’est vrai, Jodorowsky n’est peut-être pas aussi génial et seul dans le combat qu’il livre contre l’uniformisation de l’art et l’hégémonie culturelle américaine qu’il voudrait bien le croire...mais voir cet homme de 87 ans continuer à refuser le compromis, ignorer superbement la logique du retour assuré sur investissement et livrer les films auxquels il croit, animé par un foi et une fougue dont beaucoup de réalisateurs de cinquante ans ses cadets pourraient prendre de la graine, est une raison suffisante pour l’admirer. Chacun de ses films - que je n’ai pas tous aimés, loin de là - est resté quelque chose comme un “Premier Film�, celui dans lequel on met ses tripes sur la table parce qu’on ignore ou qu’on veut ignorer comment fonctionnent les éléments périphériques et triviaux autour de l’acte créatif, et qu’on espère juste que la sincérité et l’intégrité feront sauter tous les verrous : Combien de films peuvent encore prétendre aujourd’hui vous prendre aussi souvent par surprise, vous émerveiller, vous laisser stupéfait, parfois vous choquer...par une scène, une phrase, un détail visuel, et vous laisser au final dans le même état d’hébétude bienheureuse qu’un enfant au sortir de son premier spectacle de cirque ? Même astreint à l’exercice ingrat du biopic - même si je crois que Jodo pourrait dynamiter n’importe quoi de l’intérieur, y compris une pub pour des assurances ou des croquettes pour chats - Il y a plus de trouvailles, d’audaces, de moments de grâce, de sagesse, de folie et de liberté totale dans un quart d’heure de ce ‘Poesía sin fin’ que dans un an de cinéma hollywoodien. Un tel projet ne repose pourtant pas que sur l’ambition nombriliste d’un artiste au crépuscule de son existence qui considère qu’il est encore le mieux placé pour raconter - et réenchanter - son parcours : il repose aussi sur une logique thérapeutique, bien éloignée de toute considération artistique. En s’emparant du théâtre de marionnettes familial pour le ré-orchestrer incestueusement, il se donne l’occasion de pardonner à un père tyrannique et dérisoire, en recourant à la logique la plus ancienne du 7ème art, imaginer ce qui ne s’est jamais produit : c’est une scène où dos à la mer qui le conduira en Europe (et qui sera l’objet d’un prochain film, si la vie lui en laisse le temps), Jodorowsky fait face à une version plus jeune de lui-même et à son propre père, respectivement incarnés par ses deux fils. Et c’est une des plus belles du film.