CEMETERY OF SPLENDOUR raconte l’histoire d’une vieille dame revenant dans son village d’enfance pour s’occuper de soldats endormis parqués dans un hôpital – l’occasion de réorganiser sa vie, de longues discussions avec des inconnus, ou de faire le point sur les hommes importants pour elle… À moins que tout cela ne soit qu’un rêve de sa propre vie ? Ou de celles des autres ? Ou le théâtre de marionnettes de divinités à l’esprit joueur ?
Un résumé volontairement caricatural qui sert à mettre en avant une certaine trivialité, synonyme en quelque sorte, d’accessibilité… Car CEMETERY OF SPLENDOUR paraît être un objet élitiste et destiné à un public trop désigné, mais ne souhaite t-il pas en vérité donner une vision universelle de concepts aussi abstraits que la chance, le karma, ou les notions de relativité, d’être supérieurs et donc de religion ?
À travers son oeuvre et des motifs récurrents, Apichatpong Weerasethakul propose selon moi une interprétation de ces concepts via la culture thaïlandaise; il s’agit d’y faire évoluer des concepts antagoniques dans le même espace temps, confronter l’intime et l’indiscernable à travers des personnages et des entités clés, reflets en quelque sorte, l’un de l’autre.
CEMETERY OF SPLENDOUR est ainsi un film apaisé ou le beau personnage de Jenjira constitue ce lien entre abstrait et concret.
Jenjira est donc un personnage écrasé par le poids de sa propre vie… Un « vécu-présent » bien plus palpable chez elle que chez tous les autres protagonistes. Son humour, son histoire, sa délicatesse, son caractère ou sa malformation sont ainsi des repères concrets, et universels. Idem pour ses motivations premières: fuir un quotidien peu satisfaisant, remettre de l’ordre dans sa vie sentimentale, une volonté d’expiation dans l’abandon aux autres, une certaine nostalgie motivant ses choix… Jenjira nous est donc patiemment présentée durant une première partie presque anthropologique, à l’esthétique documentaire – tant dans sa mise en scène à base de longs plans fixes et numériques, que dans l’observation jusqu’au bout-iste d’un rythme de vie, d’un quotidien. Une première partie rythmée donc, par l’excès de dialogues informatifs et l’absence de péripéties, mais qui par son accessibilité relative, facilitera notre compréhension des « manifestations surnaturelles » qui suivront. Car Jenjira, comme les autres, sera soumise à cet immatériel, ce mystique, qui prend forme comme bon lui semble.
Il y a donc une scène clé – celle ou Jenjira discute avec les deux femmes – de basculement. Cette scène introduit la possibilité de voir en chaque chose le concret ET l’abstrait. Une idée, ET sa représentation. À partir de cette scène, le film superposera à la vision intime du personnage de Jenjira, une représentation évocatrice de concepts évoqués jusque là uniquement par le dialogue et la métaphore.
Cinématographiquement parlant, cela se traduit par des scènes (encore) plus longues mais aussi plus marquées sur le plan esthétique, ou Apichatpong Weerasethakul semble vouloir capter à travers de (très) longs plans, l’invisible, l’immatériel. Il se focalise alors sur les éléments dissonants, expressions manifestes d’une présence supérieure.
Si cela confère à CEMETERY OF SPLENDOUR une certaine dimension hypnotique, cela donne lui également une nouvelle profondeur allégorique. Comme si en voulant représenter visuellement les interactions entre réel et mystique, il effectuait un lien entre l’accessible et l’inaccessible.
Pour moi, sous l’étiquette film d’auteur thaïlandais / incompréhensible, il y a un beau dialogue interculturel; Une porte d’entrée qui nous est destinée à nous, spectateurs occidentaux, pour nous permettre d’envisager autrement notre rapport aux choses.
À ce titre, si l’hôpital, ses malades et ces fameux néons changeants sera l’expression la plus parlante de cette notion de cycles de vie, certaines propositions sont véritablement troublantes, comme cette impression de voir les personnages évoluer comme dans un théâtre de marionnette (les gens sur les bancs), ou l’idée de passé mélangé au présent et au futur (l’école-hôpital en déliquescence)
Puis, il y a cette fameuse bactérie de la taille d’un paquebot… Une introduction tout à fait numérique qui dénote autant que les dinosaures de Tree of Life… Pourtant, elle rajoute indéniablement à la profonde réflexion causée par le film:
N’est ce pas là le symbole le plus pertinent de la nécessité du relativisme et de la valorisation de chaque chose ?
Qu’est un Homme par rapport à SES vies ? Qu’est une existence par rapport à celle de la planète ? qu’est l’infiniment grand par rapport à l’infiniment petit ?
Ainsi, le geste intimé à Jenjira d’ouvrir les yeux prend un sens bien moins littéral que celui de se réveiller; C’est d’ailleurs ce que font les soldats, et qui aboutit à une inévitable rechute dans les limbes du « cimetière de splendeur »… Non.
Ouvrir les yeux, c’est envisager la beauté qui réside dans la cohabitation entre toutes ces entités et concepts.
Le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul et par extension, la complexe et riche culture thaïlandaise me semblent être les seuls à pouvoir proposer cette profonde réflexion… Toutefois, je reconnais avec humilité, ne pas savoir s’il s’agit de la vision du réalisateur ou de caractéristiques culturelles qui dépassent ma préconception des choses. Il pourrait d’ailleurs s’agir d’un cas hybride ou d’autre chose encore, d’indéfinissable. Cette donnée inconnue fait en tous cas partie intégrante de la fascination qu’a exercée le film sur moi.
En conclusion, je dirais que CEMETERY OF SPLENDOUR paraît être un objet inaccessible mais pourrait, au contraire, être tout l’inverse:
une porte d’entrée vers une nouvelle façon de concevoir le monde, via une culture qui livre délicatement ses secrets et subtilités.
La critique, sur Le Blog du Cinéma