J’hésitais à mettre 4.5 car ce n’est pas un film que l’on va revoir toutes les semaines mais ne boudons pas notre plaisir : c’est une réussite complète et inattendue. J’avais du mal à m’imaginer Chaplin avec des lignes de dialogues, surtout ayant vu plusieurs stars du muet se planter en passant au parlant. Alors si on ajoute que là il n’est plus Charlot, mais plutôt un psychopathe non dénué d’intelligence, ça rend le pitch plus qu’intéressant non ? Si ce n’est pas suffisant dites vous que c’est « le plus intelligent et le plus brillant des films qu’il ait réalisé », que l’idée vient d’Orson Welles, qu’elle a muri pendant 4 ans, le tout en gérant magnifiquement le noir et blanc de par l’expérience acquise dans ce domaine.
Déjà ça s’annonce bien, mais ces présages sont suivis de réussites. En cela il faut faire remarquer que Charles joue très bien. Il a certes vieilli mais on le reconnait aisément, de même que c’est assez impressionnant de le voir performer dans un registre à l’opposé de ses rôles de Charlot. Il a gardé ses intentions de jeu, ses manières délicates et un côté séducteur, y ajoutant une diction parfaite qui fait vivre un très bon texte. Celui-ci est d’ailleurs excellent, des dialogues ciselés entre quiproquos bien amenés et les répliques philosophiques qu’il échange avec la jeune Belge. Cela le fait penser et l’amène à réfléchir, puis à infléchir sa position, et on voit en quoi ces lignes permettent ce cheminement. Au passage,
le mari de la Belge à la fin me fait furieusement penser au Petit Commerce de Boris Vian, « Canons à vendre »
.
Il faut également noter que c’est très réaliste, autant le jeu des acteurs, que l’histoire, que la trame… car en fait de séducteur il ne tombe pas toutes ces dames, puis il est beau parleur mais ses discours ne font pas toujours mouche. Cela reposant sur des faits réels (Henri Landru), et s’inscrit dans l’Histoire, on voit donc des images d’archives, qui ne font pas trop tâche une fois insérée dans la narration. Cela permet à Chaplin de faire la critique du capitalisme, cela lui sera reproché au point d’être hué, et que son film soit menacé d’interdiction. Au passage, le fait de ne pas reprendre son personnage de Charlot a déplu, ce long métrage fut un échec critique et commercial aux USA, nul n’est prophète en son pays… Surement parce que ses idées étaient trop avant gardistes, et que le commun ne louchait que sur son histoire personnelle.
Même si ce film est plus sombre, rien d’affreux n’est montré, tout est suggéré. C’est là que l’on constate la qualité de la mise en scène on suit sans soucis, et la scène de poursuite involontaire avec Madame Bonheur est modèle du genre. De nombreuses touches d’humour parsèment l’ensemble, comme autant de contrepoids à des situations parfois pesantes (surtout pour l’époque). On notera que beaucoup de thèmes abordés sont encore d’actualité, cela permet à cette œuvre de bien vieillir, qu’il y a peu de musiques mais que cela ne gène en rien, que les autres acteurs jouent bien leur partition, qu’on ne dénombre guère de longueurs et que le rythme est bon car il nous tient en haleine jusqu’au bout des deux heures.
Enfin, ce qui a achevé de me convaincre que ce film était un chef d’œuvre est : l’ambivalence continue que l’on y rencontre. Dans une comédie noire, virant parfois au vaudeville, Chaplin joue un salaud cynique mais humain, c’est rare et bien fait, tellement qu’on le soutient malgré ses actions répréhensibles,
on veut qu’il s’en sorte
. C’est drôle par moments, mais terriblement macabre et sinistre par d’autres aspects (crise de 1929, 2nd Guerre mondiale), l’optimisme du héros contraste énormément
avec le désabusement qui le mènera à l’échafaud
, séducteur mais tueur qui épargne aussi une vie, coupable mais victime du système, golden boy mais campagnard, une abeille pleine de vigueur qui butine plusieurs fleurs en ville mais pantouflard, calme et posé chez lui en famille dans la cambrousse avec des voisins…
Tout ça et une magnifique conclusion, virant sur la philosophie encore, créant un parallèle non voulu avec la situation actuelle, c’est trop on n’est plus habitués. J’ai (malheureusement) rarement vu de long métrages si bien construits pour ne pas reconnaitre l’exceptionnel, et c’est le cas ici.