Pour dire l'impression assez désagréable que m'a laissée La Chambre bleue, il me faut décrire l'un des premiers plans du film: un grand lit défait, des draps blancs froissés après une étreinte. Dans ce plan fixe et silencieux, tout semble être déjà gelé dans le souvenir, tout a déjà eu lieu, nous arrivons trop tard, comme une femme de chambre après le passage des amants. Pour mémoire, nous aurons droit ensuite à une étreinte assez brève, puis à un plan où Amalric filme le sexe de sa femme (Stéphanie Cléau), sur lequel perle un filet de sperme. Le roman s'ouvrait sur cette description et Simenon écrivait: "Non seulement tout était vrai, mais tout était réel." Dans cette adaptation de Mathieu Amalric, tout, au contraire, sonne faux et le réel est loin. Figées dans la mémoire du personnage masculin, émiettées en motifs, les scènes d'étreinte et tout ce qui les accompagne (paroles échangées, regards dans le miroir) creusent déjà le tombeau des amants: cela aurait pu être une très belle idée si le film s'était ouvert un instant à la nostalgie, avait été du côté de la vie au lieu de regarder tout de suite ce qui la ronge. C'est ce que fait Simenon dans l'une des dernières pages du roman: lors de son procès, Tony (Julien dans le film) est transpercé brutalement par le beau souvenir de cette "chambre bleue grésillante de soleil" où il "se dressait, nu et satisfait de lui, devant le miroir". Mais non, la nostalgie du plaisir et la plénitude qu'on peut y trouver sont sans doute trop vulgaires pour Mathieu Amalric, qui préfère filmer l'angoisse. De ce point de vue, La Chambre bleue ne révèle rien sur Mathieu Amalric, comédien vieillissant qui, comme certains acteurs américains aussi vieillissants que lui (voir Nicolas Cage dans Joe par exemple) livre aujourd'hui une sorte de best-off de sa carrière: son personnage semble regarder tous les êtres humains (qu'il s'agisse de sa femme, d'un gendarme ou d'un juge) d'un air méfiant et inquiet, comme si le Unheimlich était partout. La manière dont il filme le sexe de sa femme est très révélatrice de l'endroit sombre vers lequel il veut emmener le roman de Simenon: chez Simenon, les cuisses ouvertes d'Andrée, son corps "un peu lourd", ses cheveux "bruns, presque noirs" étaient la promesse d'"un plaisir total, animal, sans arrière-pensée, auquel ne succédait ni dégoût, ni gêne, ni lassitude". Chez Amalric au contraire, le sexe d'Esther est filmé comme une Origine du monde déjà souillée, un trou d'angoisse que tout le film essaie de contourner parce qu'il ne veut pas non plus s'enfoncer trop radicalement dans le dégoût de la chair. D'où la déception que pourront éprouver les spectateurs qui s'attendaient à une répétition de scènes érotiques sur le modèle de celle que l'on aperçoit dans la bande-annonce: on y voit le couple faire l'amour debout, fenêtre ouverte, en plein orage. Cette scène est tellement dissonante par rapport au reste du film qu'elle paraît grotesque. En même temps, elle représente tout ce qu'Amalric a su concéder au "plaisir total, animal, sans arrière-pensée" décrit par Simenon: il est clair que la faim sexuelle des personnages de la chambre bleue ne l'intéresse pas du tout, ce qu'il veut surtout filmer, c'est le malaise, c'est là qu'en tant qu'acteur, il se sent pleinement dans son élément. Alors que les frères Larrieu avaient su, dans leur dernier film, le pousser à la limite de l'autoparodie en jouant de son phrasé si particulier (notamment dans toutes les scènes où son personnage de prof faisait cours), on le retrouve ici dans un registre trop connu, qui paralyse tellement le film qu'il est difficile de croire que son personnage ait pu commettre un jour un crime passionnel. Mais le problème principal du film vient surtout des prétentions d'Amalric en tant que réalisateur: il a beau faire passer La Chambre bleue pour un "petit film" réalisé en marge d'un projet beaucoup plus ambitieux (en l'occurrence, une adaptation du Rouge et le Noir) et le film a beau jouer la carte du "petit" jusque dans sa durée (75 minutes), il est loin d'être modeste. Les films modestes des grands cinéastes sont tout simplement de grands films, Restless de Gus Van Sant est de ceux-là. Il y a aussi la modestie de ceux qui adaptent de grands romans sans aucune prétention, en s'en tenant simplement au texte: c'était la démarche de Chabrol quand il réalisait Madame Bovary, film extrêmement subtil, où l'intelligence de Chabrol ne fait que servir celle du roman de Flaubert, respectant son découpage, déjà cinématographique. Amalric n'a évidemment pas cette modestie: il se sent plus intelligent que Simenon et son film, qui ne travaille qu'à déconstruire les motifs du roman, voire à en fabriquer d'autres (la mouche sur la tapisserie de la salle d'audience à la fin) veut faire voir l'intelligence de sa construction, veut que l'on remarque l'intelligence des associations ou des analogies qui s'établissent entre ses "parties": mouche sur le ventre d'Esther/motif de tapisserie, lèvre mordue/sexe ouvert, lumière bleue de la chambre/tapisserie bleue de la salle d'audience. Voilà un film qui a déjà procédé à sa propre analyse, tellement sûr de son intelligence qu'il a déjà fait tout le travail à notre place. On peut alors s'interroger sur le sens cette réplique prononcée lors du procès, dans le dernier quart du film: c'est la femme de chambre qui parle, elle explique au juge et aux jurés que les amants, après leur passage dans la chambre bleue, lui laissaient "beaucoup de travail". Mais quel travail? Qu'y a-t-il à ranger dans un tombeau? Le lit a-t-il été, dans le film, "dévasté" comme il l'était dans le roman de Simenon? Non. La femme de chambre aurait dû dire que la chambre bleue était impeccable, que les draps étaient un peu froissés mais propres, qu'on y sentait jamais l'odeur du sexe. La femme de chambre aurait dû dire que la chambre bleue était simplement une chambre froide.