Le rapport à l'étranger, et plus particulièrement au travailleur immigré, est un sujet tellement négligé par le cinéma asiatique que lorsqu'un jeune réalisateur prometteur s'en saisit, le spectateur fête Noël avant l'heure. Et cette année, il est gâté : rien ne trouble sa séance, pas même l'idée que le film aura coûté la vie à quelques pêcheurs japonais naviguant au large des côtes chinoises ou coréennes. En effet, l'exploité -sans trop de mauvaise conscience- est ici Malaisien, Indonésien ou encore Philippin : le voilà, le Mexicain de l'Est-Asie auquel pense Sean Ellis quinze minutes avant de s'endormir (1). Il fait le régal des dragons, et en l'occurrence de Singapour. Ainsi, tout s'explique : en bon enfant de la cité-État orientale, Anthony Chen est un prodige de petite taille qui veut faire comprendre au spectateur que son pays natal n'est pas qu'un repère de pirates et de millionnaires. Il emploie donc tout son talent à montrer que l'ordre et la pauvreté y règnent, crise domestique et crise économique à l'appui.
Singapour est un bout de terre d'accueil : bien qu'il y fasse trop chaud pour boire du bouillon (2), ses frontières sont complètement poreuses. Aussi la famille Lim, qui parle le manglais, un mélange de mandarin et d'anglais, trouve-t-elle sans mal une nounou-bonniche bon marché. La jeune fille en question s'appelle Teresa ; elle a quitté la province philippine d'Iloilo et son petit garçon pour venir s'occuper de celui d'une autre femme contre rémunération. Bingo, elle atterrit dans le foyer idéal : la mère ne cache pas son sentiment de supériorité, le gamin la bat systématiquement à cache-cache et le père a d'autres chats à fouetter, comme se balader en slip. Autant dire que le réalisateur fait beaucoup avec peu : si d'un scénario fort convenu découle un film si riche, c'est qu'il parvient à donner une profondeur à ses personnages et à développer leurs relations avec une grande finesse.
Il prend d'abord soin d'éviter les clichés : la mère n'est pas odieuse, le gamin n'est pas indomptable, le père n'est pas un porc libidineux et la nounou-bonniche n'est pas une victime. Il s'efforce ensuite d'accorder à chacun la même attention bienveillante, laquelle témoigne de l'amour qu'il leur porte et du caractère partiellement autobiographique de l'œuvre. Se dessine alors une opposition entre les parents, mous, paumés et joués, et les deux autres, énergiques, futés et joueurs. Pour sûr, madame et monsieur Lim font la paire : elle, aussi épuisée qu'épuisante, suspecte son employée et se laisse duper par un charlatan répondant au nom de Jimmy Goh ; lui, aussi désespéré que désespérant, n'a pas de meilleure idée afin d'avoir la paix que de remplacer un Tamagotchi par de véritables poussins. À l'inverse de ce couple au potentiel comique certain, Jiale se sert de ses poings et trouve la combinaison gagnante du loto, tandis que Teresa se prête au jeu de ses employeurs, quitte à renier son dieu.
Mais Ilo Ilo traite avant tout des rapports qu'entretiennent ces personnages attachants qui appréhendent différemment la dure réalité. Et sur ce point, Anthony Chen fait preuve de subtilité, d'une part en substituant progressivement le personnel au social, d'autre part en refusant de verser dans le pessimisme : ni le mépris de classe ni la rivalité qu'éprouve la mère envers celle qui lui vole son fils ne se transforment en haine. Car il naît entre Teresa et Jiale, qui ont tous les deux un manque affectif à combler, une belle complicité, presque salvatrice, qui renforce l'intensité dramatique de la scène de séparation. D'ailleurs, celle-ci a pour cause la situation financière de la famille, et non ses tensions internes.
En somme, il se dégage de ce film réaliste et intimiste une nonchalance qui contraste avec la rigidité de la société singapourienne, dont le spectateur se demande si en quinze ans, elle a tenu sa promesse de progrès si justement rappelée (3).
1) Voir la critique de Metro Manila de Sean Ellis.
(2) Cette fois, ce n'est pas un préjugé, j'ai vérifié sur Wikipédia.
(3) "We, the citizens of Singapore,/ pledge ourselves as one united people,/ regardless of race, language or religion,/ to build a democratic society/ based on justice and equality/ so as to achieve happiness, prosperity and/ progress for our nation." Singapore National Pledge