Curieux personnage que le réalisateur de ce film, Alejandro Jodorowsky. Dans les années 70 il signe plusieurs films que je n'ai jamais eu l'occasion de voir et qui ont la réputation d'être à la fois ésotériques et surréalistes. Puis il délaisse le cinéma pour se consacrer à d'autres arts, le mime, le roman, la poésie et surtout la bande dessinée. Et voici qu'après 23 ans d'absence sur le grand écran et à l'âge de 84 ans il resurgit avec un film étonnant, inclassable, fou, dont il faut dire d'emblée que c'est un chef d'oeuvre (que j'ai regardé les yeux écarquillés comme un enfant qui découvre le monde!).
Pas de fatras ésotérique dans "La danza de la realidad", mais une recréation de l'enfance de Jodorowsky, enfance vécue à Tocopilla, un village cerné par le désert, un trou perdu du Chili. Quand je dis "recréation", il faut l'entendre au sens littéral: Jodorowsky ne cherche nullement à reproduire son enfance de manière réaliste, il la recrée en lui donnant des couleurs fantastiques et fantasmatiques, il fait danser la réalité comme dit si bien le titre du film. Cette oeuvre apparaît comme son "à la recherche du temps perdu" et, pour ce faire, tout est possible, tout est permis. Jodorowsky ne se refuse rien, aucune audace, aucune folie, aucun délire, pourvu qu'il puisse retrouver quelque chose du trésor perdu de l'enfance.
Voici donc le petit Alejandro, petit garçon juif dont les parents tiennent une boutique de lingerie à Tocopilla. Un petit garçon écartelé entre un père communiste, admirateur de Staline, et une mère qu'il imagine en cantatrice, au point qu'elle ne parle qu'en chantant comme si elle passait sa vie sur une scène d'opéra! Le père veut élever son enfant à la dure: tout est affaire de volonté, pas question d'avoir pitié d'autrui, pas question d'être une mauviette! Ainsi quand le petit Alejandro passe sur le fauteuil du dentiste, son père exige de lui qu'il refuse toute anesthésie! Et bien sûr il n'est pas question d'accorder du crédit aux religions: "quand tu meurs, tu pourris, un point c'est tout."
Mais tout n'est pas si simple et la profession de foi stalinienne risque d'être fort malmenée. Jaime, le père d'Alejandro, le découvrira à ses dépens. Sous sa carapace de pur et dur du stalinisme se dissimule un coeur qui sait s'apitoyer et quand des travailleurs en révolte sont cernés par l'armée et réclament à boire, c'est lui, Jaime, qui ose braver les soldats en apportant de l'eau aux assoiffés. Jaime sera conduit, au fil de l'histoire, par des chemins ô combien douloureux, vers une sorte de rédemption. Pour ce faire, il connaîtra, lui aussi, ce que c'est que souffrir, lui qui inculquait à son fils qu'il fallait souffrir sans se plaindre: il empruntera son chemin de croix ou plutôt son chemin de torture...
Il faut cependant que je mette en garde les éventuels spectateurs de ce film: il faut, pour l'apprécier, accepter non seulement de se laisser surprendre, mais même d'être choqués! Car Jodorowsky se permet tout et il y a, sans aucun doute, l'une ou l'autre scène qui heurtera la sensibilité de certains spectateurs. Il serait dommage cependant d'être rebuté au point de ne retenir que ces scènes-là et de passer ainsi à côté de l'essentiel. Or l'essentiel, me semble-t-il, c'est d'apprendre qu'il faut s'aimer et c'est bien à cela que le film invite. On peut le percevoir comme une vaste parabole à l'intérieur de laquelle sont insérées d'autres paraboles. Prenons un exemple qui, pour ceux qui connaissent l'Evangile, ne manquera pas de rappeler la parabole du bon samaritain. Jaime se retrouve, à un moment, loin des siens, démuni, misérable, abandonné, sans personne pour l'aider. Il s'adresse d'abord à un prêtre qui, en guise d'obole, lui remet une mygale! Puis il s'approche d'un groupe de jeunes filles de bonnes familles (comme on dit) et celles-ci lui jettent des pierres. Las! Ce ne sont pas les gens biens qui lui porteront secours, mais un pauvre menuisier!
Impossible de tout dire ni même de tout évoquer tant ce film est foisonnant, surprenant, inventif, bien plus que n'importe quel film de Fellini. Mais il y a une parole que dit ou plutôt que chante sa mère au petit Alejandro et qui me semble révéler quelque chose de la quintessence du film: "Ce n'est pas moi qui t'aime, chante-t-elle à son fils, c'est Dieu qui t'aime. Et moi je suis celle qui te transmet cet amour de Dieu." Ah! oui, il valait la peine d'attendre 23 ans le retour au cinéma de Jodorowsky si c'était pour nous donner un tel chef d'oeuvre! 9,5/10