La sortie des séances réserve parfois son lot de commentaires un peu honteux qu'on préférerait ne jamais avoir entendus. A la fin de Bande de Filles, dans le couloir du cinéma, une dame donne son avis : " C'est tellement pas mon monde que je suis pas rentrée dedans ". Cette femme, n'ayant probablement jamais vécu au dix-huitième siècle ni dans l'Ouest américain, ne regarde donc jamais de film sur la Révolution française ni de western. Elle ne daigne certainement pas s'intéresser à la trilogie rurale de Raymond Depardon et n'a jamais vu Alien. Parmi les beautés du cinéma, il y a celle de découvrir d'autres univers, de plonger dans un monde qui nous est inconnu, pour en voir les moeurs, et peut-être aussi pour se rendre compte que ces mondes différents du nôtre n'en sont finalement pas si éloignés. Dans Bande de Filles, Céline Sciamma filme la banlieue, et il pouvait y avoir une crainte à ce qu'une cinéaste " intellectuelle " s'aventure sur ce terrain qui n'est pas le sien. Mais les préjugés s'envolent vite car de son film, Sciamma extrait une universalité, quelque chose qui n'est pas l'exclusivité du microcosme de la banlieue et de ses habitant(e)s. Elle filme des filles, simplement, et même si le contexte social a son importance, l'essentiel tient dans la place donnée à l'être humain.
Ce qui compte, c'est que Céline Sciamma regarde les jeunes filles qu'elle filme. Il y a une séquence emblématique de sa volonté de donner une importance à une population qui n'a pas l'habitude d'être regardée, au cinéma ou ailleurs - des jeunes filles, des jeunes filles noires de banlieue - : Dans le métro, Lady met la musique à plein volume, une situation agaçante dans la vie quotidienne pour les personnes alentour. Les filles s'amusent, et Sciamma ne fait pas ce que bon nombre de cinéastes auraient fait : elle ne filme pas la réaction des autres usagers. Elle concentre son attention sur la bande, elle ne veut pas s'en détacher. Elle se fiche complètement de ce que le spectateur attend. La grande intelligence du film réside en partie ici, ne pas donner ce que l'on attend, détourner sans cesse le scénario vers autre chose, par exemple, que le film social envahi par les clichés. Tout ce qui pourrait paraître lourd est constamment détourné par une finesse d'écriture hallucinante, il y a du symbolisme, des gestes faciles, mais il n'y a aucun souci à les accepter parce qu'il y a de la sincérité qui transpire à chaque seconde du film.
Sciamma n'a pas peur de faire du Cinéma, de s'autoriser à filmer des choses a priori incohérentes dans l'ensemble, mais qui révèlent finalement quelque chose de fort. L'exemple typique d'une telle ligne directrice est peut-être la séquence de la chanson de Rihanna, qui pourrait être de trop, qui pourrait " faire genre ". Mais la séquence n'a plus besoin de démontrer sa pertinence quand elle se situe à un tel moment du film où l'on s'est déjà attaché au groupe, et l'on comprend dès lors la beauté du moment, le lien fort qui unit ces quatre magnifiques jeunes filles. La séquence n'est plus gratuite car elle a dit toute leur amitié, et l'effet, d'une manière plus générale, n'est jamais une afféterie stylistique dans Bande de Filles. La maîtrise de Céline Sciamma est toujours au service de l'émotion et du discours. C'est le cas du travelling d'accompagnement, à deux reprises notamment, qui outre sa beauté visuelle, son petit côté jouissif, a une portée forte. Dans la première séquence, le travelling suit un groupe de filles dont les mots créent un tel désordre qu'il est impossible de comprendre ce qu'elles disent, puis elles se taisent subitement quand elles approchent de garçons. Le refus de la coupe apporte un effet saisissant de contraste, et immerge un peu plus le spectateur au sein du groupe. Dans la seconde, Marieme pénètre un appartement de petits bobos friqués pour y livrer de la drogue. De l'extérieur du bâtiment jusqu'au moment où elle en ressort, la caméra plonge avec elle dans ce monde qu'elle ne connaîtra jamais. La musique de Para One couvre les quelques mots échangés dans l'appartement. On n'entend rien, et pourtant on comprend la portée sociale, le " message " qui n'en est pas ouvertement un parce que Sciamma ne fait pas un film pour asséner des vérités. Il y a quelque chose de profondément réjouissant à voir un film dont on ne pourrait attendre rien de plus que du naturalisme, aller vers une esthétique particulière, prendre forme et ne pas s'enfermer dans des carcans de genre.
Du genre justement, mais dans un autre sens, il est aussi question dans Bande de Filles. Dans Tomboy, la petite Laure se faisait passer pour un garçon et on ne savait pas tellement pourquoi. La liberté d'interprétation était laissée aux spectateurs, et cette absence de justification démontrait déjà la subtilité de la cinéaste. Dans Bande de Filles, la question du genre est traitée, mais dans une dimension plus sociale. A travers la transformation de Marieme et sa dérive vers un comportement " masculin ", c'est de la banlieue dont il est aussi question, et cette question est celle de la place d'une fille dans un tel environnement. Le film est très juste dans sa description d'un monde où l'on ne peut survivre que si l'on adopte des codes spécifiques, masculins. A travers la notion de genre, Céline Sciamma pose cette question de film en film depuis Naissance des Pieuvres : comment trouver son identité ? Et par extension, comment trouver sa place, que ce soit dans un groupe d'ami(e)s, ou dans la société ?
D'une intelligence profonde, d'une folle audace et d'une beauté bouleversante, le troisième film de Céline Sciamma vient confirmer le talent d'une des cinéastes les plus intéressantes de sa génération, en pleine maîtrise de son art. " Brillant comme un diamant ", éclatant comme ses personnages, le film est magnifique.