Kelly Reichardt définit son premier long-métrage, River of Grass, comme un "road movie sans route, une histoire d’amour sans amour, une aventure criminelle sans crime". River of Grass ramène Kelly Reichardt dans l’univers et les lieux de son adolescence, les paysages de banlieue en Floride du Sud. Selon elle, "Dade County est vraiment un lieu étrange et fragmenté. Il n’y a pas de découpage du territoire clair donc les magasins de bricolage se retrouvent dans le même centre commercial que les strip-clubs. Jusqu’à il y a dix ou quinze ans de cela, presque tout Broward n’était fait que de marais… Aujourd’hui il y a beaucoup de familles isolées éparpillées sur des petites parcelles de terrains. Pendant la saison des pluies, une grande partie de leurs gazons n’est plus que de l’eau boueuse."
Alors que la Floride est réputée pour être un état d’accueil pour les tournages, l’équipe de River of Grass découvre très vite que cette réalité s’applique uniquement aux productions à gros budgets. Comme la ville leur refuse des autorisations de tournage qui auraient éviter de payer des permis faramineux, ils sont obligés de tourner sans autorisation. "Sur les dix-neuf jours de tournage", se souvient le producteur Jesse Hartman, "on a eu pendant seize jours des altercations avec la police." Les incidents les plus sérieux ont été notamment l’arrestation du gaffer, la confiscation de tout le matériel sonore, de prise de vue et lumière, ainsi que deux tentatives d’arrestation de l’actrice principale pour fait d’agression aggravée. Kelly Reichardt se souvient, "mon père revenait de sa garde de nuit et trouvait un mot disant « Salut Papa, peux-tu nous tirer d’affaire de telle ou telle situation s’il te plaît ? » ou « Ils ont confisqué notre camion etc., etc… PS : On t’a emprunté tous tes outils et tout ton matériel stéréo. »"
L'équipe de River of Grass a fait la plus grande partie de son casting à Miami, aidée par les groupes de théâtre du coin. Kelly Reichardt explique : "Nous utilisions le salon de mes parents en guise de bureau de production et les gens venait nous voir en collant leur visage sur la porte fenêtre et disaient « Salut, j’ai entendu dire que vous faisiez un film, est-ce que je peux jouer dedans ? » Tous les comédiens que nous avons rencontrés avaient tout en haut de leur CV la scène de la piscine du film Caddyshack [Le Golf en Folie de Harold Ramis avec Bill Murray, NDLT]." Ce casting a permis de trouver plusieurs des acteurs secondaires comme Stan Kaplan, un imitateur de Rodney Dangerfield et commercial à la retraite, et le parfait Ryder, Dick Russell : "Dick convenait bien en tant qu’acteur pour le rôle mais le personnage était aussi un batteur refoulé, je lui ai donc demandé s’il avait déjà joué de la batterie et, sans même un sourire, il m’a glissé une carte de visite sur la table indiquant « Dick Russell – Batteur ». Ce fut comme un énorme cadeau du Dieu du cinéma", confie la réalisatrice.
Les images et les histoires de River of Grass s’inspirent de l'enfance assez sombre de Kelly Reichardt dans les banlieues de Floride. Contrairement à la plupart des films tirés d’une expérience personnelle, celui de Kelly rejette le sentimentalisme et le politiquement correct, souvent présents dans les drames à caractère de confession, surtout quand le personnage principal est une femme. Ses personnages assaillis de toutes parts, sans but précis, donnent un nouveau sens au mot « anti-héros ». "Elle s’est battue bec et ongles pour pouvoir faire son film, sans les atouts dont on dispose d’ordinaire pour une première réalisation : pas d’école de cinéma, pas de court-métrage en guise de carte de visite, pas d’argent", confie son ami, le réalisateur Todd Haynes.
Kelly Reichardt a réalisé un clip pour Helmet avec Jesse Hartman [producteur de River of Grass, NDLR]. "Pendant le tournage, Jesse n’arrêtait pas de parler de son idée de scénario dont l’histoire se déroulerait à Miami. Il était obsédé par les Everglades depuis qu’il avait vu étant enfant un diaporama intitulé « River of Grass », qui est le nom indien de ce parc national. Pour moi, c’était plutôt : « N’importe où sauf là-bas ! » J’avais mis dix-neuf ans à quitter Miami : je n’avais aucune envie d’y retourner. Nous nous sommes pourtant installés un mois plus tard dans la maison de mon père, avec sa femme et ma petite soeur de douze ans. Nous passions nos journées à rouler en voiture, vers les Everglades et dans le comté de Broward. Nous nous sommes demandés si le personnage de rebelle solitaire typique des road movies pouvait encore exister dans les années 1990, quand même les Burger King ont pour slogan « Break the rules »", se souvient la réalisatrice.
Cozy, le personnage central, est une femme courageuse, pas du tout sentimentale, distante et parfois impénétrable. Elle est interprétée par Lisa Bowman. "J’ai connu Lisa car elle était serveuse au Two Boots. J’aimais beaucoup ce qu’elle faisait en tant qu’artiste. Je lui avais dit que je recherchais quelqu’un comme elle pour mon film, mais en plus jeune. Elle m’avait apporté une photo d’elle prise quand elle avait dix-neuf ans. J’ai pensé : « C’est Cozy ». J’ai gardé la photo sur moi pendant un an. Un jour, en route pour aller trouver des acteurs dans des petites villes de Floride, je me suis dit que le personnage de Cozy aurait pu être plus vieux, plus proche de moi. J’avais 29 ans à l’époque. C’était plus facile de rendre compte de cet âge, et Lisa pouvait jouer le rôle", relate Kelly Reichardt.