« La main au panier », c’est quelque chose qui existe encore dans les transports en commun des grandes villes françaises, bondés aux heures d’affluence, mais nos compatriotes sont de taille à protester, voire à réagir énergiquement. Il en est tout autrement en Egypte, où la société patriarcale et profondément machiste tolère ces comportements masculins, et au contraire fustige sans appel les victimes qui oseraient se rebiffer. Il est à noter que ce mépris des femmes est si profondément (et culturellement) enraciné dans les mentalités de ce pays qu’il s’étend sans difficultés aux ressortissantes étrangères : plusieurs cas d’attouchements poussés favorisés par les mouvements de foule (allant, pour le droit français, jusqu’au viol – qui qualifie ainsi tout acte de pénétration sexuelle, « de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte, menace ou surprise ») ont été par exemple relevés sur des journalistes occidentales faisant leur métier lors de la récente Révolution égyptienne, s’inscrivant dans le mouvement plus général dit du « Printemps Arabe ». Mohamed Diab (que l’on devine sans peine derrière « Omar », le fiancé de « Nelly » qui voudrait opter définitivement pour la scène, banquier comme il l’a été lui-même) fait donc acte de courage et de conviction « féministe » en réalisant cet intéressant « 678 » (numéro de la ligne de bus cairote où tout va se jouer) sur son propre scénario, inspiré pour partie de faits authentiques (l’affaire Noha Rushdi en 2008, premier procès pour harcèlement sexuel en Egypte). Il faut se méfier des timides, des résignées. Fayza, modeste mère de famille appartenant aux classes populaires, est de celles-là. Après avoir assisté au cours gratuit de « Self-Defense » que Seba dispense de manière à la fois altruiste et militante, elle réagit impulsivement, dans le sens des conseils de cette dernière (« faire face », « réagir », dans le cas d’une agression sexuelle) lors d’un énième attouchement dans le bus. La cohue favorise le « pelotage », c’est cette même cohue qui va assurer son anonymat quand elle pique vivement la main baladeuse à l’aide d’une des grosses épingles qui lui servent à maintenir son foulard. Elle va réitérer ce geste, dans le bus et aussi au détriment d’un « suiveur » entreprenant dans la rue – bientôt l’arme improvisée cédant le pas à un canif plus efficace, et c’est l’aine qui est visée. C’est la panique dans les bus cairotes « ensanglantés », quand les « blessés » (au moins trois) arrivent aux urgences, et que la presse se fait l’écho du phénomène. Pas de plainte (car les « victimes » devraient s’expliquer sur les circonstances peu glorieuses de l’ «attaque », qui a tout de la légitime défense), mais assez de bruit pour attirer l’attention du débonnaire inspecteur Essam qui remonte rapidement à Seba et à ses cours, puis à Fayza la disciple - qui a dépassé largement le maître en passant de la théorie à la pratique, et même à Nelly, la jeune « rebelle » qui a porté plainte (la première à le faire en Egypte) contre le camionneur qui l’a agressée (attouchements prolongés de coups et blessures – le « tripotage » effectué depuis la fenêtre ouverte du véhicule à la faveur d’une circulation intense s’est compliqué quand la jeune fille, qui traversait une place pour rentrer chez elle, se rebiffant, s’est alors retrouvée traînée violemment sur la chaussée). Le trio s’est en effet constitué via la télévision, omniprésente dans le pays, où Seba informait sur son cours, où Nelly répondait aux questions venimeuses des téléspectateurs à propos du futur procès, outrés par tant d’audace mal venue, et que Fayza regardait dans l’un et l’autre cas. Le policier a vite identifié les circonstances des agressions répétées (lesquelles ont eu, un bref instant, l’avantage de réserver les bus aux seuls femmes et enfants, ces messieurs étant dérangés dans leurs habitudes et craignant pour leur entre-jambes le canif « vengeur » !) et le fameux « coup du citron ». Allez donc découvrir comment cet innocent agrume sert de paravent aux vilains peloteurs….. Pas de plainte, personne donc à poursuivre : le bienveillant policier se contentera (à plusieurs reprises) de sermonner les trois femmes. On frôle cependant le drame quand c’est Adel qui, la tension retombée et les hommes revenant dans les bus, s’essaie à son tour à cette vilaine pratique, et est blessé par Seba, délaissant son 4 x 4 de luxe, et partie en expédition à son tour dans le bus 678. Il s’agit du propre mari de Fayza, en manque affectif et sexuel, à qui sa femme fait souvent le « coup de l’oignon », tactique « potagère » claire, de nature à signifier qu’elle se refuse à lui ! C’est la société égyptienne toute entière qui est alors en cause : les hommes se marient tard et en attendant de convoler s’offrent des substituts en forme de tripotage dès que la foule permet des « rapprochements » de circonstance avec l’autre sexe (scénario valant aussi pour toute rencontre à l’abri des regards, dans une rue déserte par exemple). Et la misère sexuelle s’étend aux hommes mariés (comme Adel), contrariés dans leurs appétits par des épouses s’en tenant au « minimum conjugal », nettement ralenti quand les enfants sont nés. Incompréhension et silence mutuels : le lot quotidien des femmes agressées et des agresseurs frustrés, sur fond culturel de suprématie masculine… Trois portraits emblématiques : toutes les couches de la société sont touchées, les nanties comme les autres peuvent être un jour concernées (mais le calvaire de la femme des classes populaires est quotidien, alors qu’il faut des circonstances exceptionnelles pour la grande bourgeoise, ou la jeune « rebelle » – une foule incontrôlée à l’occasion d’une victoire égyptienne lors d’un match de la CAN auquel la première a accompagné un mari passionné de football, et la tentation d’un chauffeur-livreur roulant à sa hauteur pour la deuxième, coincé dans les embarras de circulation de la mégalopole – Le Caire, plus grande ville d’Afrique, avoisine les 16 millions d’habitants). On comprend dès lors que la plus exposée, pourtant par principe la plus soumise aux diktats masculins, trouve la force de se révolter (elle protestera aussi contre les brimades infligées à ses enfants, dont elle n’a pu payer l’école, avec force et détermination - belle scène de « piquet » volontaire). Elle devient ainsi un « leader d’opinion » inattendu, rejointe dans la riposte musclée par Seba, et confortant Nelly dans son obstination à ne pas renoncer à porter ses malheurs sur la place publique (alors que tout le monde l’en dissuade, à commencer par le policier « de base » qui refuse de recueillir sa plainte pour agression sexuelle, lui conseillant de la requalifier « correctement » en simples « coups et blessures », sans oublier ses parents, et futurs beaux-parents, tous attachés au qu’en-dira-t-on, et refusant le scandale et l’humiliation consécutifs à une action en justice, déjà largement médiatisée). L’analyse sociologique est d’autant plus pertinente que la fiction est largement inspirée par la réalité. Le procès Noha Rushdi de 2008 pour harcèlement sexuel a eu pour résultat de faire entrer l’incrimination correspondante dans le droit positif égyptien, mais quid d’un réel changement des mentalités ? La même année, plus de 90 % des femmes en âge de procréer étaient encore excisées en Egypte, et là encore toutes étaient concernées par cette horrible pratique immémoriale (dont le but avoué est d’éviter le vagabondage sexuel féminin avant le mariage, puis d’assurer la fidélité des épouses, simples objets du seul plaisir masculin et génitrices), car les mutilations sexuelles des Egyptiennes frappent aussi bien les musulmanes que la minorité copte, et n’ont donc rien de « religieux ». En 2007 (après le décès d’une fillette de 12 ans causé par une excision) la loi égyptienne était déjà intervenue pour interdire ces pratiques de MGF (Mutilations Génitales Féminines), avec un succès mitigé quand on sait que même de nombreux médecins avaient continué d’en faire clandestinement. La « révolution » actuelle fait quant à elle planer de sérieuses menaces sur la permanence de la pénalisation, d’autant que c’était Suzanne Moubarak, l’épouse du dictateur déchu, qui avait été à l’origine de l’interdiction de ces pratiques ignobles…. Le « pelotage » banalisé n’est donc qu’un fléau parmi d’autres en Egypte frappant les femmes. Un espoir solide réside cependant dans des écrits ou des films comme « Les Femmes du Bus 678 » quand ils émanent non pas seulement d’intellectuelles, mais aussi d’intellectuels comme Mohamed Diab. Ce dernier, il faut le souligner, a su écrire et mettre en scène un film choral au féminin, traitant avec conviction d’un sujet grave, d’un problème majeur pour la société et l’avenir de son pays, bien loin d’une simple polissonnerie inévitable à considérer avec indulgence, mais il l’a fait aussi avec finesse : ces beaux caractères féminins sont d’autant plus saisissants que leur histoire exemplaire est relatée de manière nuancée, en particulier sans manichéisme - loin de la foule des « peloteurs » modèle standard, il distingue certains hommes « de bonne volonté » (l’inspecteur Essam ou Omar, le fiancé de Nelly qui sait secouer les pesanteurs familiales pour soutenir la juste cause de celle-ci) dont l’écoute, voire l’humanisme purement et simplement, font échapper le propos aux généralisations réductrices. Ni dogmatisme, ni moralisation : juste l’espoir de se comprendre pour avancer ensemble dans la bonne direction (même si la route est longue et semée d’embûches !). Primé au Festival 2011 du cinéma méditerranéen de Montpellier (« Cinémed », « Prix du Public »), un film à découvrir, documentaire et romanesque tout à la fois, porté par trois superbes actrices (et quelques hommes, « pionniers » du dialogue et de l’estime entre les sexes). Mohamed Diab, « l’homme du bus 678 », est de bonne compagnie.