Fetih 1453 ou Constantinople est un film à la fois passionnant et consternant. Passionnant parce que bien fait, avec de très belles images qui font oublier le manichéisme des personnages (aucun doute, on ne désirait pas faire dans la dentelle à ce niveau là : j’imagine qu’un étudiant scénariste se ferait recaler à son diplôme avec des personnages d’une aussi faible profondeur, de vraies images d’Epinal…). Mais bon, ça n’est pas pire que certains chouettes films des débuts d’Hollywood avec les gentils tuniques bleues contre les méchants indiens, les gentils croisés contre les méchants Sarrazins, etc, etc. Si le film est bien fait, on ne boude pas notre plaisir. Donc, en tant que film d’aventure, c’est du 6/10, au moins.
Là où ça devient consternant c’est en tant que film historique. Là c’est du 0 pointé sur 10 ! Présenter Mehmed II comme un époux attentionné et amoureux alors qu’il a un harem bien rempli, y compris de jeunes garçons vu qu’il est bisexuel, c’est plutôt risible. On imagine un film français présentant la Reine Marguerite de Bourgogne et Louis X en époux fidèles et follement amoureux… Dans un film comique peut être ?
Le présenter encore, à la fin du film, comme un conquérant magnanime et généreux, respectueux des croyances d’autrui, c’est encore plus choquant : dans les faits, son entrée dans la basilique Sainte Sophie, le fait qu’il soit monté sur l’autel et l’ai foulé aux pieds dans une attitude de profanation le dément. Les trois jours de pillage, de viols, de profanations et de massacres dans Constantinople… Faire décapiter le Grand Duc Lucas Notaras ainsi que son fils et son gendre parce que le premier refusait que le second fasse partie du harem de Mehmed II… On n’est pas au comble de la magnanimité ni de la générosité, là. Sur ce plan, le film ressemble vraiment à du foutage de gueule !
Pendant qu’on y est, pourquoi ne pas faire un film où on présenterait la première croisade comme une entreprise exclusivement chevaleresque, où la prise de Jérusalem se ferait sans massacre des juifs et des musulmans et où tout le monde serait heureux d’être enfin dirigé par les croisés ? Soyons sérieux !
Non pas que le réalisateur ait eu pour objectif de faire un film militant intégriste sur le Djihad ou une œuvre nationaliste Turque, ça n’y ressemble pas. Il s’agissait surtout de faire un film à grand spectacle qui marcherait fort et, là dessus, il a réussi : un énorme succès en Turquie !
La question que je me pose est : parmi la foule qui a vu le film, quelle proportion avait la culture historique nécessaire pour démêler le bon grain de l’ivraie ? De ce que je sais de l’éducation scolaire de l’Histoire en Turquie, probablement très faible, la proportion. L’écrasante majorité des spectateurs a pris ce film au premier degré, comme un film historique. Le genre de « film historique » qui façonne les mentalités (je pense à Naissance d’Une Nation de D. W. Griffith et à son apologie du Ku Klux Klan, par ailleurs un film extraordinaire, d’un point de vue purement cinématographique)
Tout ça est inquiétant dans une nation qui n’a toujours pas reconnu le génocide perpétré contre les Arméniens en 1915/1916. L’article 301 du Code Pénal Turc, de manière biaisée, permet même d’arrêter, d’emprisonner et de juger quelqu’un qui y fait allusion.
C’est un peu comme si l’Etat Français niait encore la participation active de ses fonctionnaires (policiers et administratifs) dans la déportation des juifs pendant l’occupation ou pénalisait la révélation de crimes de guerre pendant la guerre d’Algérie. C’est un peu de ce genre là mais en beaucoup plus grave.
Il ne s’agit pas pour les peuples de sombrer dans la contrition face aux crimes de leurs ancêtres. Il s’agit de regarder notre histoire telle qu’elle est, c’est tout. Parce que notre Histoire, c’est nous-mêmes, ça fait partie de nous et s’il y a bien une chose que l’on ne peut fuir impunément, c’est soi-même.