« Le choc de deux empires », « Le plus grand siège de l'Histoire ».
N'abusez pas de la désinformation, c'est mauvais pour la culture. Un conseil pour tous ceux qui ont vu ou veulent voir « Constantinople » : renseignez-vous et documentez-vous ! Ce film historique orienté et manichéen a pour seul but de fouetter l'ego turc ! Gare donc à ne pas avaler tout cru ce qui s'y dit.
I. Histoire avec un grand H...
Non contents d'avoir démoli l'Empire byzantin, ultime incarnation de l'état romain antique, non contents d'avoir chassé ou massacré les Grecs, les Assyriens et les Arméniens d'Anatolie et de Thrace qui y étaient présents depuis près de trois mille ans, les Turcs dans ce film se voient bien plus grands qu'ils n'ont été. Quitte à laisser vérité et humilité de côté, pour un résultat aussi grandiloquent que partial. En conquérant l'Empire byzantin, ils n'ont eut que des opportunités qu'ils ont su intelligemment exploiter face à des Grecs désorganisés et démoralisés, adeptes des querelles internes et assaillis de toute part. Ils ont tué, razzié, asservi, converti les Byzantins, du moins ceux qui restaient, avant de s'implanter. Tout le centre de l'Anatolie était ainsi pratiquement désert quand les Seldjoukides s'y sont installés définitivement : la majeure partie de la population hellénophone avait déjà fui ou péri. Mais tout ceci, le film ne le montre pas : seuls les Chrétiens sont des brutes sanguinaires, des prosélytes zélés et des colonisateurs sans scrupules, c'est bien connu... Maudit soit ce 29 mai 1453.
II. Technique
Le film en général est vivant, sans temps mort ou longueur notable malgré une durée de 2 heures 36. Les grandes lignes historiques, politiques, culturelles et militaires sont bien respectées et servent de fils directeurs. Le jeu des acteurs est tout à fait correct, et les combats varient du bon au mauvais en passant par le comique troupier. Mais le rendu visuel général est inégal, notamment à cause des décors en images de synthèse incrustées, artifice trop décelable, pas assez réaliste et vide. Les costumes, armures et accessoires sont par contre globalement réussis et nous plongent dans l'ambiance, mais je pressens un certain anachronisme, surtout vis à vis de l'équipement grec... à vérifier.
On assiste malheureusement à des scènes surréalistes. Soit totalement anachroniques, comme dans l'hippodrome ou le grand palais impérial de Constantinople, qui étaient déjà en ruines à l'époque, soit historiquement fausses, comme quand Mehmet II se montre clément avec les civils. Le conquérant ne s'est montré magnanime qu'avec ceux qui n'ont pas résisté, laissant des quartiers de la Ville ouverts au meurtre, au pillage, au viol. Près de trente mille personnes ont été massacrées... Nos amis turcs apparaissent donc non seulement vainqueurs, mais aussi et surtout honnêtes, miséricordieux et guidés par le Tout-puissant. Le jeune sultan Mehmet II est en effet guidé par une sorte de Destinée manifeste saucée à la turco-musulmane : Constantinople serait la proie et l'objectif des Mahométans depuis l'Hégire. Rien que cela... À l'inverse, le comportement du personnage de Constantin Dragasès est aussi grossier que calomnieux, tout du moins avant la bataille : festoyeur, libidineux, à la limite de l'insouciance, sûr de ses forces alors qu'il n'a plus rien dans la réalité.
III. Intérêt
Le plus grand siège de l'Histoire ? La lutte entre deux empires ? C'est grossir éhontément le succès turc. En 1453, "l'Empire" byzantin est réduit à la ville de Constantinople et à un morceau de Péloponnèse, le despotat de Morée (et non Mora). La « reine des villes » semble pourtant nous apparaître dans toute sa gloire et semble riche, peuplée, bien défendue. Erreur : elle n'était plus en mai 1453 qu'une grosse bourgade d'une quarantaine de milliers d'habitants, dont à peine dix mille combattants, les renforts latins y compris. Mehmet II dominait un empire de près d'un demi-million de km², et alignait huit à dix fois plus de troupes que Dragasès. Précisons qu'il n'est nul fait mention des irréguliers musulmans et des troupes non turques vassales de l'armée de Mehmet II, car son état s'étend aussi en Europe. La chute de la ville n'était qu'une question de temps, employer de gros moyens n'a fait qu'accélérer l'inévitable. D'où mon constat : où est l'intérêt de tourner un tel film de guerre grand spectacle, aussi partial et orienté, sur une victoire aussi écrasante ? À gloire égale et tout aussi injustifiée, cela revient à adopter le point de vue du pilote de bulldozer sadique tout heureux d'avoir écrasé un tétraplégique privé de sa chaise roulante.
Objectivement, un bon film de guerre d'époque, épique (et pac), peut être tourné du côté byzantin : la lutte perdue d'avance d'un vieil empire à un contre dix, voilà une bataille homérique ! Côté ottoman, un documentaire fouillé m'aurait plus impressionné, instruit et séduit qu'un étalage de puissance et de destinée ouvertement pro-turques. Le tout saupoudré d'une amourette aussi chiante que dans tous les films non sentimentaux...
Une bataille signant l'arrêt de mort d'un état vieux de près de 2200 ans et la montée en puissance d'un autre qui conquiert sa capitale est un combat à la portée formidablement longue. Mais le film braque ses projecteurs quasi-exclusivement sur l'inévitable destin et la pseudo-humanité du nouveau maître, ainsi que sur le côté gros bras d'une conquête au résultat couru d'avance à plus ou moins court terme. C'est réducteur, c'est pas fin, c'est pas intelligent, c'est pas forcément vrai : c'est juste vouloir montrer qu'on a la plus grosse. Dommage.