Quand ils entament le tournage de "Pépé le Moko" en 1936, Julien Duvivier et Jean Gabin se connaissent bien, venant de tourner coup sur coup quatre films dont "La Bandera" (1935) et "La belle équipe" (1936) qui marquent clairement le début de la célébrité pour Jean-Alexis de Moncorgé devenu l'icône glamour du Front Populaire naissant. Produit par Paris Films, la société nouvellement créée par les deux jeunes producteurs que sont alors Robert et Raymond Hakim, "Pépé le Moko" est une relecture d'un roman policier d'Henri La Barthe, alias "Ashelbé" paru en 1931. Julien Duvivier qui écrit le scénario et les dialogues avec Henri Jeanson et Jacques Constant a sans aucun doute été fortement impressionné par les films de gangsters hollywoodiens que sont "Scarface" (1935) d'Howard Hawks ou plus encore "L'ennemi public" (1931) de William A. Wellman.
En effet, Jean Gabin qui porte déjà en lui toute la mythologie prolétaire n'est pas sans rappeler James Cagney, la dimension romantique en sus. L'Exposition Coloniale de Paris n'est pas si loin (1931) et s'annonce déjà celle de 1937. L'ouverture somptueuse nous présente donc un fleuron de policiers qui dans le commissariat central d'Alger, dissertent sur Pépé le Moko, ennemi public insaisissable réfugié dans la Casbah. Une description en voix-off, brosse le portrait pittoresque du fameux quartier populaire d' « Alger la blanche » où chercher une aiguille dans une botte de foin serait sans doute plus simple que de tenter d'y dénicher le malfrat jouant à cache-cache avec la police depuis presque deux ans.
Travaillant avec son équipe technique habituelle, composée de Jules Krüger et Marc Frossard à la photographie et de Jacques Krauss pour les décors, Duvivier filme l'ensemble du film en studio (Saint-Maurice), hormis quelques vues d'ensemble du port de Marseille. Il s'agira donc d'un Alger fantasmé qui cadre parfaitement avec la dimension parfois onirique du film. Tous les codes du film de gangsters sont bien présents et ses figures marquantes magnifiquement dépeintes allant de la brute épaisse (Gabriel Gabrio) à la femme fatale (Mireille Balin) en passant par les délectables traîtres (Fernand Charpin et Marcel Dalio), le receleur madré (Saturnin Fabre), le flic retors (Lucas Gridoux) ou l'amoureuse éplorée (Line Noro). Mais c'est l'univers mental de Pépé le Moko qui en toile de fond guide la mise en scène de Duvivier.
Confiné dans un endroit trop étroit pour lui, le chef de gang pressent que la mort est au bout du chemin.
En dépit d'un air bravache qu'il s'applique à conserver, tout finit par l'ennuyer y compris le jeu du chat et de la souris avec la police locale qui réjouit pourtant tous ses complices et les habitants, contribuant chaque jour à écrire davantage sa légende. C'est le désespoir envahissant peu à peu son héros qui fascine Duvivier. Ainsi très souvent Pépé le Moko semble absent où plutôt ailleurs comme lors de sa rencontre avec la belle parisienne (Mireille Balin) avec laquelle il évoque les quartiers populaires dont ils sont tous les deux issus.
S'il s'inscrit dans la filiation des films de gangsters évoqués plus haut, "Pépé le Moko" est aussi précurseur des films noirs à venir du début des années 1940 à Hollywood. Les Billy Wilder, Robert Siodmak, John Huston ou Otto Preminger comme Julien Duvivier dans "Pépé le Moko" utiliseront les gros plans, les ombres portées et les angles insolites typiques de l'expressionnisme allemand popularisé par Murnau et Lang pour densifier leur propos et diffuser l’angoisse. Jean Gabin bien sûr est la figure idéale pour traduire la douleur intérieure de cet homme revenu de tout qui en vérité n'est déjà plus là. Un chef d'œuvre de plus pour l'acteur qui en comptera près d'une dizaine en cette décennie sacrée où il régnait en maître sur le cinéma français. Presque impossible en vérité d'établir une hiérarchie au sein des films tournés alors avec Jean Renoir, Julien Duvivier, Marcel Carné et Jean Grémillon.