Julien Duvivier, quand on parle du cinéma d’entre deux guerres, passe souvent à la trappe ; Carné et Renoir semble avoir cannibalisé le cinéma français. Il est bien le numéro 3 ; mais être numéro 3 dans une époque faste comptant de grands talents vaut mieux que d’être leader d’une morne période. Et Duvivier n’est pas que « La belle équipe » ; il est l’homme de nombreux grands films.
Gérard Crespo : « Guidé par l’inspecteur Slimane, la police tente désespérément de mettre la main sur Pépé le Moko, un célèbre et dangereux malfaiteur caché quelque part dans la casbah d’Alger. Fuyant une nouvelle fois la police, Pépé rencontre une magnifique jeune femme du nom de Gaby, et en tombe amoureux.
Julien Duvivier retrouve dans ce film Jean Gabin qu’il avait notamment dirigé dans La bandera, auquel Pépé le Moko emprunte son romantisme noir mais aussi son inscription dans un cinéma colonial alors en vogue. La Légion n’est guère présente ici, pas plus que dans Le grand jeu (Jacques Feyder, 1934), mais le rôle central exercé par les policiers français (René Bergeron, Paul Escoffier) illustre clairement le contexte politique et administratif, la casbah d’Alger leur apparaissant comme une zone de non-droit, labyrinthe codé et tribal qui leur échappe et sur lequel la domination occidentale s’exerce avec difficulté. Le début du film est d’ailleurs fascinant, semi-documentaire sur la casbah avec voix off insistant sur le dédale de ses ruelles et sa population bigarrée. Pourtant, les producteurs du film n’ont pas osé faire appel à des acteurs arabes, hormis quelques figurants. L’inspecteur Slimane, qui mène d’ailleurs un double jeu, est incarné par Lucas Gridoux, Français d’origine romaine, et si Inès (Line Noro), l’amie jalouse de Pépé, a une apparence orientale, son prénom a été francisé et il aurait été inconvenant, à l’époque, de montrer un couple mixte à l’écran. En fait, Julien Duvivier et ses scénaristes ont transféré le pittoresque de Montmartre et Pigalle dans ce quartier musulman, mais c’est précisément ce décalage qui fait la saveur du film : les seconds couteaux (Gabriel Gabrio, Gaston Modot), le grand-père lettré (Saturnin Fabre), le mauvais garçon (Roger Legris) concurrencent de verve et d’excentricité, bien aidés par le dialoguiste, Henri Jeanson : « Tu peux jurer sur la tête de ton père, il a été guillotiné ! », lance Pépé au mouchard Arbi (Marcel Dalio).
Et quand l’indicateur Régis (Fernand Charpin, échappé de Pagnol) constate le fiasco de l’arrestation du truand, il remarque que « ce n’est pas une descente de police mais une dégringolade ». Cet humour de scénariste tempère la cruauté des situations. Car Pépé le Moko est aussi un très bon film policier (d’aucuns le comparent à Scarface) et un drame romanesque (l’idylle avec Gaby). C’est aussi, accessoirement, un film musical. Jean Gabin y pousse brièvement la chansonnette sur un air de Vincent Scotto ; et Fréhel, dans le rôle d’une chanteuse oubliée (ce qu’elle était dans les années 30), y interprète Où est-il donc ?, refrain nostalgique qui évoque le Paris de sa jeunesse. On ne saurait mieux résumer l’état d’esprit du film que par cette citation de Jacques Siclier qui y voyait « l’installation officielle, dans le cinéma français d’avant-guerre, du romantisme des êtres en marge, de la mythologie de l’échec », tendance qui se confirmera avec Le quai des brumes. On reste aujourd’hui frappé par la narration sans failles de Pépé le Moko, sa perfection plastique et le charisme exercé par son couple de stars : Jean Gabin y consolidait son mythe et Mireille Balin en demi-mondaine amoureuse a la classe d’une Marlene Dietrich. L’œuvre fut l’objet de deux remakes américains nommés Casbah, réalisés successivement par John Cromwell (1938) et John Berry (1948). »
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