En publiant cette critique, je répare à la fois une injustice et une anomalie : sur 436 critiques clunysiennes, pas une ne portait sur un film d'Afrique Noire francophone. Il y a bien eu des films d'Afrique du Nord, marocains ou algériens, ainsi que d'Afrique du Sud, mais j'avais raté les sorties des films d'Abderrahmane Sissako, Souleymane Cisse ou Idrissa Ouedraogo.
"Un homme qui crie n'est pas un ours qui danse" : c'est ce vers d'Aimé Césaire qui a inspiré le titre à Mahamat Saleh Haroun. A la vision du film, on peut l'interpréter de deux façons : une dénonciation de l'indécence à monter en spectacle la douleur africaine (cela vise-t-il des films comme "Lord of War", " The Constant gardener" ou "Le Dernier Roi d'Ecosse" ?), ou, comme il l'explique lui même, "un cri face au silence de Dieu devant la tragédie", Dieu dont Adam dit à un moment : "Notre malheur, c'est que nous lui avons confié notre destin".
L'originalité de "Un homme qui crie" réside déjà dans le choix du lieu principal de l'action, contrepoint de la première image qu'on peut attendre d'un réalisateur africain : un grand hôtel un peu défraîchi, accueillant la bourgeoisie tchadienne, les hommes d'affaires occidentaux et les casques bleus en permission. Comme l'élément déclencheur de la tragédie, le remplacement d'Adam par son fils, se passe dans cet hôtel, c'est donc là que démarre le film, dans cet univers clos, coupé de l'extérieur par une barrière qu'Adam va se retrouver à devoir ouvrir et fermer dans un costume de portier cheap trop petit pour lui.
Monde clos, monde protégé et immuable, l'hôtel qui garantit un travail depuis trente ans à Adam et à son copain cuistot va se voir rattrapé par le monde extérieur : la mondialisation, qui a ici les traits de Mme Wang, directrice mise en place par des repreneurs chinois (même si Mahamat Saleh Haroun dit que" l'hôtel aurait pu être racheté par un Haïtien"), et la guerre civile, présente dès le début par les bourdonnements d'hélicoptères et les communiqués patriotiques à la télévision ou à la radio. Mahamat Saleh Haroun a certainement voulu opposer la quiétude artificielle de l'hôtel à la menace croissante représentée par l'avancée des rebelles ; mais pour lui, la guerre "est comme un vent qui souffle de temps en temps : au gré des mouvements, elle contamine le cours du récit. Cette guerre est comme un fantôme qui se manifeste de temps à autre."
Adam est appelé par tout le monde "Champion", référence à un titre africain remporté en 1965. La natation, ce n'est pourtant pas le premier sport auquel on associe l'Afrique, aucune médaille olympique n'ayant jamais été remporté par un pays d'Afrique Noire. Cet exotisme est d'ailleurs souligné par la question d'un soldat à un barrage quand il apprend le métier d'Adam : "Cest quoi, un maître-nageur ?" Ce statut de champion s'additionne à celui de père, et quand Adam se voit à la fois remplacé par son fils et humilié par le chef de quartier qui lui reproche de ne pas avoir contribué à l'effort de guerre, sa fierté bafouée va dicter une conduite à l'encontre de ses valeurs.
Car Mahamat Saleh Haroun inscrit son récit dans le registre de la tragédie antique et du récit biblique. Le père s'appelle Adam, le fils Abdel ; ils auraient pu s'appeler Abraham et Isaac. Pour le réalisateur, cette relation père-fils est une métaphore de la situation de l'Afrique depuis la décolonisation : "en Afrique, de manière métaphorique, ceux que l’on considère comme des « pères » – les dirigeants politiques – n’hésitent pas à sacrifier leurs « enfants » – autrement dit, leur peuple."
Profondément africain et tchadien par son propos, "Un Homme qui crie" présente en même temps une facture qui le rapproche du film d'auteur européen, et particulièrement français : une prédilection pour le plan fixe, un rythme qui laisse le temps aux scènes de s'installer, sans peur des silences et de l'inaction censés révéler la pensée des personnages. En cela, il est à la fois bien plus achevé, mais aussi bien moins spontané que des films plus foutraques mais débordant de vitalité comme "Le Ballon d'or" ou le très touchant "La Petite Vendeuse de Soleil".
Critiques Clunysiennes
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