Pourquoi ? C'est la question qui revient sans cesse dans le film. Pourquoi une cinquantenaire qui s'en va passer des vacances paisibles à la campagne avec son époux héberge chez elle une jeune prostituée ukrainienne aperçue sur le bord de la route ? Est-ce la conséquence d'une réelle empathie, d'une conviction humaniste inébranlable ? Ou bien est-ce juste un feu de pailles, une fausse bonne conscience que l'on s'octroie comme un titre que l'on ne mérite pas ? Si la réponse paraît évidente dans la première demi-heure, cela devient nettement plus flou dans le dernier tiers. Le film mutant presque de conte de Cendrillon en thriller tragique.
Les gens bien – de son titre français (le titre italien pouvant prêter à confusion) – c'est un regard à la loupe sur un couple bourgeois et ses états d'âmes. On les voit lutter avec leurs propres consciences pour ce qu'ils considèrent nécessaire ou louable. Ces gens là nous paraissent sympathiques, il y a la femme pleine de tendresse qui défend des causes justes, et le mari compréhensif qui la soutient dans ses décisions. Quand on voit le contraste avec leurs voisins, entre un gros porc avide de sexe et d'argent et une grosse pétasse médisante, on se dit que ces gens là sont peut-être parmi les rares à avoir aussi bien du fric qu'une humanité. Bref, des gens bien...
Mademoiselle la pute, Nadja pour les intimes, en a bien conscience et après quelques réticences elle accepte de saisir cette chance qui lui est offerte. C'est un rêve qui devient réalité : fini les mini-jupes, les lèvres pulpeuses et les bites dans le cul à l'arrière d'une camionnette. Nadja se redécouvre et nous la redécouvrons aussi, une fille mignonne, innocente, timide, qui aime lire des poèmes et écouter les vieilles histoires de ses hôtes. L'humeur est au beau fixe, les sourires bienveillants, l'avenir radieux. Mais quand Giulio, le fils du couple, débarque avec à ses bras cette pouffe bcbg, tout bascule. Si le spectateur est depuis longtemps tombé amoureux de Nadja et que cela ne dérange personne, que le fils en fasse de même, c'est déjà une autre histoire. La blonde bcbg le remarque tout de suite et il ne suffit pas de plus d'une crise de jalousie pour que le couple soit en péril. Ça tombe bien pour Nadja qui semble voir en Giulio le prince charmant, l'Apollon qui peut la sortir de la misère humaine. Une nuit passe et la blonde n'est plus là : la place est libre.
Le film se transforme alors en ballade romantique, en journées à deux, où l'italien et l'ukrainienne partage des moments privilégiés : baignades sous le coucher du soleil, baisers timides, déclarations gênées. Mais curieusement, pour la mère, cela ne passe pas. Pourquoi elle qui détestait la blonde et adorait Nadja n'accepte pas cette nouvelle situation ? Peut-être parce qu'elle ne voit encore en Nadja qu'une pute, comme si elle l'accueillait dans son monde en voulant lui faire garder à l'esprit qu'elle n'en fait pas partie. Et des détails jusqu'alors ignorés deviennent des fardeaux, presque des menaces. Nadja qui est complice avec son mari, ça ne passe plus, Nadja qui se fascine devant les joyaux de la maison, ça ne passe plus, Nadja en tant que femme épanouie, ça ne passe pas. Elle ne l'intéresse qu'en tant que pauvre prostituée, qu'on peut aider mais qu'on ne peut pas aimer. En définitive, Nadja c'est un objet d'auto-satisfaction qu'elle exhibe aux côtés des autres babioles inutiles de sa maison. La paranoïa finit par prendre le dessus et les quiproquos s'enchaînent jusqu'à ce que l'on se débarrasse de Nadja comme l'on se débarrasserait d'un chien galeux. Le fils retourne avec la blonde, et le couple peut alors rentrer chez soi, soulagé et satisfait, convaincu d'être un modèle de perfection. La porte se referme devant le spectateur, et toute l'empathie générée au début du film disparaît pour laisser place à une forme de dégoût. Si Nadja n'est plus la bienvenue dans la maison, nous non plus.
Pourquoi ? Pourquoi je ne mets que sept a un film qui, visiblement, m'a autant touché et ému ? La réponse est simple, si j'ai adoré la réalisation, le jeu d'acteurs et la chute, je regrette aussi qu'il n'y ait pas eu une fin plus poignante. J'aurais aimé un retour complet au point zéro, avec Nadja à quatre pattes dans le garage du voisin par exemple (une scène semblait nous y diriger). J'aurais aimé voir ce retour à la normale, ce retour dans le monde des vivants, plutôt que de le suggérer ; et ce n'est pas dû à un désir malsain, mais juste à l'envie d'aller jusqu'au bout du bout, jusqu'à la dénonciation autant abstraite que concrète : celle de la chaise vide qui ne le reste qu'un instant, celle de la maison ouverte qui se referme aussitôt.