Sombras est un projet de longue date. En effet, cela fait plusieurs années que Oriol Canals, le réalisateur, a connaissance de la vie de ces émigrés qui tentent d'entrer en Espagne : "Barcelone, un jour de juin 2000, (...) je sais déjà que deux bateaux ont fait naufrage au large des côtes andalouses, comme cela arrive de plus en plus souvent, et que très peu de passagers ont survécu". C'est à la vue de ces images, auxquelles il est de plus en plus habitué puisque ce phénomène recommence chaque année, que le cinéaste s'est posé des questions qui l'ont poussé à réaliser Sombras : "De quoi est faite une société qui assiste indifférente à une telle horreur ? Est-il possible de condamner à mort des milliers de personnes au nom de l’équilibre social et économique ? Sommes-nous du moins conscients du prix que nous faisons payer à autrui ?"
Si la réalisation du documentaire a pris un certain temps, le cinéaste n'en est pas moins resté indigné par cette situation où de nombreuses personnes perdent la vie : "Chaque année, près de quatre mille personnes périssent noyées au large de Gibraltar ou des îles Canaries (...) Mon cœur se soulève à l’idée que de telles choses se produisent encore et encore dans mon pays, sans que rien ni personne ne puisse apparemment l’empêcher."
Oriol Canals a gardé en lui pendant des années des images télévisuelles de ces "morts silencieuses", comme il les appelle, ainsi qu'un sentiment de malaise vis-à-vis de son pays avant de décider de faire un film : "J’ai commencé à garder les coupures de presse, à rechercher des ouvrages et des documentaires sur la question et à regarder plus attentivement les cercles d’Africains dans les rues et sur les places de ma ville". Au fur et à mesure que le projet s'est développé, le cinéaste a ressenti le désir d'aller à la rencontre de ces gens qui risquaient leurs vies.
Dans Sombras, la parole des émigrés rescapés tient une place primordiale. Le cinéaste est resté intéressé par leurs mots depuis sa première rencontre avec eux : "Je suis bouleversé par la profondeur de leur parole, par sa nature cathartique, par ce retour obsessionnel sur l’empreinte des souffrances endurées, sur le réveil amer du "rêve occidental", sur la honte insurmontable de l’échec, sur la folie, sur la mort et le destin…". C'est par cette parole qu'Oriol Canals trouve le fil conducteur du film : "(...) autour de ces voix, tressées comme un récit collectif, se déroule une mosaïque de propos, de personnages, d’histoires, de lieux et de scènes, un puzzle traversé par des liens souterrains entre la parole et l’image". Pendant quatre ans, le cinéaste a recueilli ces paroles et s'est immergé dans le monde de ces clandestins.
Lorsqu'Oriol Canals est entré dans le cercle des clandestins, il a été confronté à un problème : "J’arrivais dans un endroit, je sortais ma caméra : il n’y avait plus personne, alors que la seconde d’avant, il y avait cent personnes ! Il y a un tabou et un secret". Mais cette peur de s'exprimer n'a pas pour autant découragé le cinéaste : "J’étais très frustré au début, de voir que personne ne voulait témoigner, mais cela permit au film de trouver sa forme". Oriol Canals a fait le choix de ne pas imposer sa présence aux clandestins mais de les laisser seuls avec sa caméra dans ce qu'il appelle "la boite à images", où la parole de ces hommes s'est libérée :"Il y a une personne qui a parlé quatre heures de suite. Chacun s’est approprié l’espace pour dire ce qu’il voulait."
Même si le sujet pouvait s'y prêter facilement, Oriol Canals s'est refusé à faire de Sombras un film politique ou un plaidoyer. Le but du cinéaste n'a pas été de décrire l'univers de ces clandestins, mais plutôt de les faire passer de ce statut à celui d'êtres humains : "Inscrire ces hommes dans la réalité de leur voyage sans fin et du travail clandestin, oui, mais en tâchant surtout d’épouser leur position dans le monde, de devenir en quelque sorte le passeur de leur univers intime, afin de restituer cette "vie suspendue" qui est le lot de l’existence clandestine, et de rendre à ces personnes une place à part entière dans le monde des "vivants.""
Il s'agit du premier film d'Oriol Canals. Avant la réalisation de ce documentaire, il a énormément voyagé et a passé une grande partie de sa vie à Barcelone. C'est là-bas qu'est né le projet Sombras.
Sombras a été projeté en avant-première au Festival de Cannes, dans la sélection de l'ACID en 2009. Puis, de 2010 à 2011, le documentaire a énormément voyagé de festival en festival et a remporté de nombreux prix. Par exemple, le prix du Meilleur documentaire au festival "Quintessence" du Bénin (2010) ou encore le Prix du Jury à Besançon durant le festival "Lumières d'Afrique" la même année.