Pour voir, à Marseille, capitale européenne de la culture, le dernier film de Wong Kar-wai, il faut le vouloir et d’abord le trouver. Naïvement, j’avais cru qu’une œuvre de l’auteur du somptueux In the Mood for Love serait projetée dans toutes les grandes salles de Marseille et notamment dans la grande salle de l’UGC Prado. Quelle ne fut pas ma déception lorsque je m’aperçus que The Grandmaster n’était programmé ni au Prado, ni au César, ni aux Variétés. En fait, ce film ne passe que dans trois cinémas à Marseille dont le Chambord.
Ce cinéma au charme désuet m’offrait une remontée qui était une bonne préparation au film que j’allais voir.
Dans la dernière image, WKW fait un clin d’œil au spectateur par l’intermédiaire de Tony Leung qui nous dit : « et maintenant, choisissez votre style (de Kung-fu) » que l’on peut comprendre « et maintenant, choisissez votre film ». The Grandmaster est un film d’arts martiaux, bien sûr, c’est aussi une fresque historique de la Chine des années 30 aux années 50, l’ébauche d’une histoire d’amour qui n’aura pas lieu, mais c’est avant tout, comme toutes lesœuvres majeures, une réflexion sur le temps. Le temps ce peut-être l’instant qui contient l’éternité. Dans l’Anna soror de Marguerite Yourcenar trois jours d’amour suffisent à remplir la vie d’Anna. Chez WKW ce moment est encore plus bref. Dans In the Mood for Love c’est le temps d’un frôlement de mains dans un taxi, frôlement des mains qui va traverser les âges pour resurgir en 2046. DansThe Grandmaster, Ip Man et Gong Er s’affrontent. L’image ralentit, les deux visages se frôlent à l’envers l’un de l’autre, le temps se fige en éternité. Wong Kar-wai excelle à rapprocher le rythme de l'image et celui du temps. Ainsi, on voit à plusieurs reprises, l’image et le temps se figer pour devenir une vieille photographie.
Le temps et l’éternité peuvent se contracter dans l’instant, ils peuvent aussi se détendre dans la succession des cycles, des civilisations, des générations, des Maîtres et des disciples. Il faut savoir accepter ces cycles comme le fait le père de Cong Er. Il faut savoir accepter l’imperfection de la vie qui est faite de choix, de renoncements et de regrets. Cong Er prononce une belle phrase sur les regrets nécessaires, sur la nécessaire incomplétude de la vie. De fait, Cong Er, pour rester un Grand Maître, car elle l’est certainement autant que Ip Man, renoncera à se marier, à avoir des enfants et même des disciples car, comme elle le dit, certains savoirs doivent peut-être disparaître comme les civilisations.
Les dialogues sont beaux même dans leur traduction. « C’était une femme de peu de mots » dit Ip Man en parlant de son épouse. Quant aux images c’est parmi les plus belles que j’ai vues. Chaque plan est un tableau écrit un commentateur. Je ne peux que souscrire à cette opinion. Et je pense que l’on peut voir ce film plusieurs fois sans en épuiser la richesse. Les critiques ont souvent mentionné le corps à corps entre Ip Man et Cong Er ou encore le combat devant le train qui s’en va. Ils ont raison. J’ajouterai, mais ce n’est qu’un exemple, la photo des statues du Bouddha ou encoreles ruelles, les escaliers de Hong-Kong à la lumière vacillante des lampes qui éclaireront quelques années plus tard le couple d’In the Mood for Love.
Je suis resté le dernier dans la salle, mais il y avait peu de spectateurs, pour voir le générique et écouter la musique. En sortant, dans le couloir, il y avait une vieille charrette que les marchands de glaces promenaient autrefois dans les rues de nos villages, nouvelle invitation à ressentir le temps passé, le temps perdu.
JL