"The Grandmaster" est un film fascinant, en ce qu'il nous montre combien la personnalité d'un réalisateur peut phagocyter le film de genre. On le sait, Wong Kar Wai porte ce projet depuis plus de dix ans, il y a eu 360 jours de tournage étalés sur trois ans, Tony Leung s'est fait deux fractures, la construction du décor de la maison de plaisir a nécessité six mois, le tournage de la seule première scène a pris un mois : tous les ingrédients sont là, mis en avant dans le dossier de presse, pour faire de ce film une légende, au côté de "Fitzcarraldo" ou de "Apocalypse Now". Et effectivement, on en prend plein les yeux de la première à la dernière image ; chaque plan est travaillé, quand bien même il ne dure que quelques fractions de seconde, et c'est le cas de nombre d'entre eux vu le montage syncopé et presque abstrait des scènes de combat chorégraphiés par Woo Ping Yuen ("Tigre et Dragons" et "Matrix").
À travers le destin de Ip Man, Wong Kar Wai voulait raconter l'histoire des maîtres d'arts martiaux dans la Chine divisée entre le Nord et le Sud, ravagée par l'occupation japonaise et la guerre civile, et comment la plupart de ceux-ci ont pu pérenniser malgré tout leur art grâce à leur morale. C'est cet axe (et accessoirement le talent) qui différencie "The Grandmaster" de "Ip Man" (2008), de Wilson Yip, qui voulait faire de son personnage un héros de la résistance contre les Japonais, réduite à un affrontement sur les tatamis. Wong Kar Wai a donc centré son intrigue autour de la préservation et de la transmission d'un art, et cela nous vaut par moment des enjeux difficiles à suivre entre les tenants du Wing Chun, du Ba Gua, du Xing Yi et du Hung Gar. De plus, la structure narrative habituelle du réalisateur de "In the Mood for Love" faite de flashbacks emboîtés, de voix off et d'intertitres ne facilite pas toujours la compréhension littérale de l'intrigue, sans évoquer la ressemblance de Zhang Ziyi avec l'actrice coréenne Song Hye Kyo qui interprète l'épouse de Ip Man et qui m'a fait les confondre pendant la moitié du film !
Mais les enjeux se décantent progressivement, et se résument à deux éléments : celui centré sur le personnage de Gong Er, la fille du vieux maître Baosen interprétée par Zhang Ziyi qui sacrifie son destin à la défense des enseignements de son père, et celui centré sur la relation entre Ip Man et Gong Er. Et c'est là où on retrouve la quintessence du cinéma de Wong Kar Wai, celui qui fait dire à Gong Er lors de sa dernière rencontre avec Ip Man : "Sans regrets, la vie serait dérisoire". La scène de leur première rencontre au cours du combat dans le Pavillon d'Or annonce leur destin, à l'image de ce ralenti sur leurs visages et leurs bouches qui se frôlent, suspension du temps et suspension dans l'espace qui évoquent violemment le désir inassouvi. Et ce n'est pas un hasard si c'est à Hong Kong qu'ils confrontent leurs regrets dans des scènes splendides : Gong Er confiant ses secrets à un mur tel M. Chow face à un arbre au Cambodge, ou les deux protagonistes filmés à contrejour et au ralenti dans la nuit de Hong Kong sur la musique de Shigeru Umebayashi.
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