Après 324 critiques clunysiennes, il était temps d'y inscrire mon premier film turc. Premier de ce blog, mais aussi je crois, premier que je vois depuis "Yol" de Yilmaz Güney. Ayant raté "Uzak", "Les Climats" et "De l'autre côté", le lauréat du Prix de la mise en scène du dernier Festival de Cannes me semblait tout indiqué pour réparer cette injustice, malgré une critique plutôt partagée.
Premier plan, fixe, sur un homme au volant, de nuit, qui semble lutter contre le sommeil. Puis un travelling avant à la poursuite de la voiture (le seul travelling du film, me semble-t-il), qui s'arrête comme tombé en panne, et laisse la silhouette de la voiture dans la lumière des phares s'éloigner et rapetisser, jusqu'à ne montrer qu'une image noire. Puis un plan fixe, une route éclairée par les phares d'une voiture qui arrive, freine et s'arrête pour éviter un corps au milieu de la route, alors que le chauffard vient se cacher derrière la voiture au premier plan. Nuri Bilge Ceylan raconte qu'il avait tourné la scène de l'accident, pour laquelle il s'était d'alleurs donné beaucoup de mal, mais qu'au montage il a décidé de supprimer cette scène pour permettre au spectateur de se la recréer.
Le début du film, brillant, est à l'image de ces accélérations du récit qui interviennent plusieurs fois, fulgurantes, laissant plus de place à la suggestion et à l'ellipse qu'à la démonstration, comme l'oeil d'Ismail à travers le trou de la serrure ou la chanson qui sert de sonnerie au téléphone d'Hacer et qui joue un rôle crucial à deux moments de l'histoire. Ces rebondissements sont d'autant plus les bienvenus, qu'entre chacun d'entre eux le récit semble se figer, et dans sa volonté de rentrer à l'intérieur de l'âme de ses personnages (il évoque Dostoïesvski dans une de ses interviews), Nuri Bilge Ceylan multiplie des plans fixes sur ses acteurs immobiles, souvent filmés en plans serrés, souvent avec une faible profondeur de champ pour les isoler de leur environnement.
Cette répetition, le huis clos fréquent dans le petit appartement perché comme un immeuble de Tardi au dessus de la voie ferré, les extérieurs filmés en plan large sous un ciel de plomb, tout cela finit par devenir assez suffocant, à l'image de la moiteur dans laquelle évoluent les personnages qui semblent illustrer ce propos de Nietzche rapporté par Ceylan : "Il y a deux tragédies dans la vie : ne pas atteindre son but, et -la pire des deux- atteindre son but".
Les trois singes du titre sont ceux du conte chinois, avec celui qui se cache les yeux, celui qui se bouche les oreilles et celui qui se ferme la bouche. Il s'agit de l'évocation des silences des personnages, qui taisent au troisième ce qu'ils ont découvert du second. D'abord facteur de discorde et de violence, cette attitude finit pourtant par assurer la survie de la cellule familiale.
Même s'il n'a pas signé cette fois la photographie comme pour "Uzak", Nuri Bilge Ceylan a accordé une grande importance au cadrage, au choix de teintes et particulièrement au travail de l'image en postproduction, le film ayant été tourné en numérique. Il établit ainsi une ambiance chromatique aux tons désaturés très stylisée, joue aussi sur les flous et la profondeur de champ. Un même soin a été accordé à la bande son, remplie des bruits de la ville : passage des trains, chants des canaris, appels du muezzin, aboiements.
Formellement très beau, "Les Trois singes" ne parvient pourtant pas à émouvoir ; la faute à une histoire à la tonalité mélodramatique voulue pour se réapproprier cette tonalité du cinéma populaire turc, à des acteurs comme écrasés par la pesanteur de leur personnage à l'image de Hatice Aslan qui évoque Ana Magnani, et à une langueur qui finit par atteindre le spectateur.
http://www.critiquesclunysiennes.com