Bon, disons-le, même si c'est une réflexion que je n'aime pas beaucoup en règle générale, ce film n'est pas pour tous. Disons-le aussi d'emblée: nous avons à faire là avec un très grand metteur en scène. Ce n'est pas nouveau, il l'était déjà dès ses deux premiers films, Kasaba et Nuages de mai. Mais là, on est soufflé par autant de maîtrise de tout ce qui fait une mise en scène, par la fusion d'éléments qui vont du cadre au son en passant par la direction d'acteurs. Pourquoi alors pas pour tous? Tout simplement parce que Ceylan fait partie de ces auteurs "de la modernité", dans le sillage d'un Antonioni mais pas uniquement, qui s'intéressent aux non-dits, aux ellipses, aux trous dans le récit. Ce n'est pas que Ceylan ne s'intéresse qu'à l'anecdotique ou au rien, mais il filme les effets et les entre-deux de situations très dramatiques, pas les situations elles-mêmes. D'où l'impression très étrange de voir un film à la fois très dramatique et passablement dédramatisé, d'être à la fois pris par une tension forte et en même temps d'être tenu à distance. C'est la façon qu'a Ceylan de nous faire rentrer dans les tourments de ses personnages, en les inscrivant dans leur environnement de façon particulièrement belle et signifiante. Bref, si ce film ne peut plaire à qui attend un rythme effréné ou une inscription franche dans le genre (le film noir ou le mélodrame, ici), il est impératif que tous ceux qui pensent qu'un film peut être une oeuvre d'art aboutie aille voir celui-ci. Le sens de l'espace, du cadre, du plan s'allient naturellement avec une réflexion (non assénée, bien sûr) sur la faute, la culpabilité, la lâcheté. Un film impressionnant, qui ne peut laisser indifférent même s'il peut agacer, en particulier ceux qui n'aiment pas qu'un film pose à être une oeuvre d'art. C'est vrai que l'on peut reprocher cela à des cinéastes comme Ceylan, mais l'on peut répondre à cela que ses films ne posent pas à être des oeuvres d'art, elles le sont, pleinement.