Deux perroquets filmés en vidéo, puis un générique accéléré, blanc et noir sur fond rouge. Des plans de la texture de la mer filmés d'un bateau de croisière en Méditerranée. Off, ce dialogue : "L'argent est un bien public." "Comme l'eau, alors ?" "Exactement." Un femme accoudée au bastingage. Off, "Alger la blanche. Quand Mireille Balin laisse tomber Pépé le Mocko" "Et nous, quand une fois de plus, on a laissé tomber l'Afrique". Décalage entre l'image et le son, des dialogues partiellement inaudibles, ou coupés cut, le son du vent dans le micro. Un intertitre blanc sur fond noir : "Des choses". Un clip tourné dans la boîte du bateau avec un téléphone portable, musique techno sursaturée. Un intertitre rouge : "Comme ça".
Cinq premières minutes, et pas de doute, on est chez Godard. Cinq premières minutes, et déjà cette impression de reprendre un film commencé il y a 25 ans, voire 45 ans : il suffit pour s'en convaincre de lire le résumé de la première partie sur le site officiel : "En Méditerrannée, la croisière du paquebot. Multiples conversations, multiples langues entre des passagers presque tous en vacances. Un vieil homme ancien criminel de guerre (allemand, français, américain on ne sait) accompagné de sa petite-fille. Un célèbre phiilosophe français (Alain Badiou). Une représentante de la police judiciaire de Moscou. Une chanteuse américaine (Patti Smith). Un vieux policier français. Un ex-fonctionnaire des Nations-Unis. Un ancien agent double. Un ambassadeur de Palestine.... Il est question d'or comme autrefois avec les Argonautes, mais ce qui est vu (l'image) est assez différent de ce qui est dit (la parole)".
Et encore, il s'agit de la première partie de ce triptyque, la plus narrative des trois, si on peut employer ce terme ici, et malgré les aphorismes du genre "A cause de quoi la lumière ?" "A cause de l'obscurité" ou "On me l'a dit." "Et alors ? Dire ne suffit jamais", avec mon préféré : "On a supprimé les paradis fiscaux." "Alors, ce sera l'enfer", malgré ces phrases qui auraient pu être dites dans "Une Femme est une Femme", on arrive à reconstituer des bribes d'histoire, une ambiance et des éléments épars : la Guerre d'Espagne, Potemkine, l'Avenue Foch en 1943, la Palestine, Hollywood inventé par les Juifs..., le tout lié par de très belles images, presque toujours en plan fixe.
La seconde partie, résumée ainsi : "Le temps d'une nuit, une grande soeur et son petit frère ont convoqué leurs parents au tribunal de leur enfance" : belle idée, sauf que ce n'est pas ce qui nous est donné à voir : la fille lit Balzac devant une pompe à essence et un lama (il y en avait déjà un dans un camion lors du travelling de l'accident dans "Week-end"), balance à un Allemand qui veut du carburant "Allez envahir d'autres pays" avant de se justifier de ne pas parler à une journaliste de la télévision "On ne parle pas à ceux qui utilisent le verbe être". C'est prétentieux, mal joué, et l'immense énergie que j'avais mise depuis 45 minutes à essayer de suivre s'est définitivement évaporée, à l'image d'une bonne partie de la salle.
La troisième partie, "Visite de six lieux de vraies/fausses légendes, Egypte, Palestine, Odessa, Hellas, Naples et Barcelone" constitue juste un épilogue, un rappel de lieux visités lors de la croisière, et nous permet d'apprendre qu'en russe, escalier est féminin. "Film Socialisme" porte ce paradoxe de présenter une facture vue chez Godard depuis des décennies, et de continuer à dérouter, voire à lasser le spectateur, preuve que cette avant-garde d'il y a trente ans porte aujourd'hui bien plus ces trois décennies que son avant-gardisme. On ressent la même impression que devant "L'Etau" ou "Family Plot", le sentiment d'un immense savoir-faire qui ne marche plus, et la mélancolie qui traverse le film est aussi celle du spectateur qui se souvient d'"A bout de Souffle".
Critiques Clunysiennes
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