Sam Peckinpah, réalisateur maudit d’un Hollywood qu’il exécrait et qui en retour le lui rendait bien, constitue un cas unique dans la désormais longue histoire de la Mecque du cinéma. Il commence sa carrière au début des années 1960 juste après des réalisateurs comme Sidney Lumet, Arthur Penn, Martin Ritt, Robert Aldrich, Mark Robson ou Robert Mulligan tous issus de la télévision et dignes successeurs des grands et prestigieux cinéastes de l’âge d’or qui approchent de la retraite quand ils ne l’ont pas déjà prise. Sa soif d’indépendance et son intransigeance décuplées par son intempérance, le classent dès son troisième film (« Major Dundee ») dans la catégorie des « ingérables et infréquentables ».
En fouillant un peu dans la liste de ses contemporains, le seul cinéaste avec lequel on peut oser une analogie certes à front renversé est John Cassavetes qui même si son cinéma est aux antipodes du sien, est aussi extrême dans l’affirmation de ses convictions. Mais ses films urbains et intimistes beaucoup moins coûteux ont permis à Cassavetes d’acquérir une indépendance que Peckinpah ne pourra jamais réellement approcher. Analogie paradoxale qui les voit œuvrer tous les deux sur la même période (de 1959 à 1985 pour Cassavetes, de 1961 à 1983 pour Peckinpah) avec quasiment la même production (12 longs métrages pour Cassavetes, 14 pour Peckinpah). Enfin ils meurent au même âge (59 ans) rongés par un alcoolisme au long cours, potion dérisoire pour endurer un pessimisme viscéral qui inonde leur art. Bien sûr Cassavetes démocrate a toujours été adulé par la critique tandis que Peckinpah jugé comme conservateur voire rétrograde a longtemps suscité méfiance ou rejet.
Peckinpah qui a laissé sa santé sur les plateaux de tournage et dans ses querelles avec les producteurs aura tout de même réussi à parachever une œuvre prestigieuse composée d’un chef d’œuvre indépassable (« La horde sauvage »), de deux autres réalisés avec des moyens limités (« Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia » et « Croix de fer ») suivi de près par six autres excellents films (« Coup de feu dans la sierra », « Un nommé Cable Hogue », « Les chiens de paille », « Junior Bonner » , « Guet-apens » et « Pat Garrett et Billy le Kid »). Très controversé quand il était en activité à cause d’un cinéma à la violence extrême dont la destinée n’a jamais été bien comprise, « Bloody Sam » comme on le surnomme après le choc que fût « La Horde sauvage » est aujourd’hui quasi unanimement reconnu comme un des plus grands réalisateurs américains de la seconde moitié du XXème siècle. Après le tournage de « Major Dundee », devenu persona non grata, il reste quatre ans sans exercer. Le hasard voulant que Kenneth Hyman un des dirigeants de la Warner emménage près de chez lui, il se voit offrir par celui-ci le scénario de « La Horde sauvage » écrit par Walton Green sur une idée de Roy N. Sickner. Hyman finit par imposer Peckinpah à la réalisation malgré les réticences qui accompagnent son nom. Auparavant Peckinpah vend à la Paramount un scénario consacré à la vie du révolutionnaire mexicain Pancho Villa finalement réalisé par Buzz Kulik.
« La Horde sauvage » prend pour cadre historique cette même révolution en 1913 pour suivre le parcours mortifère
d’une bande de malfrats vieillissants trouvant refuge au Mexique pour continuer à poursuivre leur activité, chassés par un progrès qui de l’autre côté de la frontière galope désormais plus vite que leurs montures
. Le film poursuit en vérité trois objectifs fortement imbriqués les uns dans les autres. Le premier clairement affiché par Peckinpah est de démystifier cinquante années de westerns au cinéma : « J'ai fait ce film parce que j'étais très en colère contre toute une mythologie hollywoodienne, contre une certaine manière de présenter les hors-la-loi, les criminels, contre un romantisme de la violence. ». Le second est de poser le constat de la violence consubstantielle à la nature humaine. Le troisième enfin est de faire de son film via le conflit mexicain, un miroir au conflit vietnamien qui s’enlise sans qu’aucun Président américain ne puisse proposer une sortie crédible, confirmant aux yeux de Peckinpah des visées expansionnistes qui ne portent pas clairement leur nom. La violence extrême qui sera exposée et même esthétisée (cela lui sera longtemps reproché) n’a donc d’autre but que de servir ces trois objectifs.
Dure mise à l’épreuve du modèle américain par le franc-tireur qu’était Sam Peckinpah qui se doutait bien que comme
ses quatre malfrats s’attaquant à tout un bataillon dans la scène finale de son film
, il risquait de finir lui aussi criblé mais de critiques incendiaires. Si le film n’a pas eu de succès auprès des spectateurs américains, refusant de se reconnaître dans le constat impitoyable fait par Peckinpah, il recevra un accueil plutôt favorable de la critique bien obligée de s’incliner devant la maîtrise dont fait preuve le réalisateur qui n’a pourtant que trois films à son actif. Aidé du grand chef opérateur Lucien Ballard qui a commencé sa carrière en travaillant dès les années 1930 avec Josef von Sternberg, collaborant ensuite avec tous les grands cinéastes de l’âge d’or d’Hollywood, il met somptueusement en image
cette descente aux enfers
, traduction du pessimisme profond d’un réalisateur jetant littéralement ses tripes sur l’écran à travers le personnage de Pike, le chef de bande décavé interprété par un William Holden abordant en fin de carrière ses plus beaux rôles.
Rien ne trouve grâce aux yeux de Peckinpah qui ne retient que
cruauté, sadisme, trahison, lâcheté, cupidité, vacuité et renoncement partagés par les deux sexes et à tous les âges y compris chez les enfants qui sont montrés en introduction mettant en scène un combat à mort inégal entre des fourmis et des scorpions. Métaphore de la tuerie qui va accompagner le hold-up initial et conclure le sacrifice final. Au sujet des enfants tueurs
, Peckinpah qui pense que l'enfant est déjà un homme, et l’homme encore un enfant, dira : « L'enfant est Dieu et le Diable à la fois, et en lui se trouvent mêlées la cruauté et une extrême bonté. Il suffit que les enfants soient témoins de certaines choses pour qu'ils deviennent très vite des adultes, des êtres aussi vicieux, aussi méchants que nous. […] Tout un système de morale, d'éducation nous empêche de regarder en face un certain nombre de vérités, par exemple qu'il existe déjà chez l'enfant tout ce côté sombre de l'homme. »
En seulement 10 semaines et un budget doublé, Peckinpah aura réussi à monter près de 3h25 de film qui par le jeu inévitable de la censure et des coupes se transformeront en 2h14 exploitées. Un exploit quand on observe la profusion des informations délivrées qui ne nuisent en rien à la totale cohérence avec laquelle est servi le propos ambitieux du réalisateur. Aussi bien visuellement qu’au niveau d’une intrigue parfaitement fluide ou d’une direction d’acteurs montrant à quel point au-delà de ses épiques colères Peckinpah savait impliquer des acteurs aussi chevronnés que William Holden, Robert Ryan, Ernest Borgnine, Edmond O’Brien, Ben Johnson, Warren Oates ou Emilio Fernandez qui de toute évidence ont parfaitement compris où il voulait les amener. Jusqu’aux confins de la contradiction humaine qui confine le plus souvent à un nihilisme sans retour. Un sillon que « Bloody Sam » creusera sans relâche et si profond qu’il finira par tomber dedans.