American Vertigo est à la fois un livre, écrit par Bernard-Henri Lévy et édité en 2006 par Grasset, et un film documentaire, réalisé par Michko Netchak. "Leur genèse fut si imbriquée que l'achèvement du film ne pouvait dépendre que de celui du livre" affirme le réalisateur. Au départ, American Vertigo est un projet éditorial de la revue américaine Atlantic Monthly qui, par tradition, tous les cinquante ans, invite un écrivain notable à refaire le parcours effectué au XVIIIe siècle par Alexis de Tocqueville, soit traverser les Etats-Unis de part en part, et à publier après coup son expérience. Réputé pour sa notoriété intellectuelle, sa connaissance du pays, son regard critique et ses qualités d'auteur, Bernard-Henri Lévy a répondu positivement à l'appel de la revue et s'est lancé sur les traces de son illustre prédécesseur. "Son voyage a ainsi été facilité par la rédaction, explique le réalisateur, les rendez-vous, les déplacements et l'hébergement gérés par leurs soins. Une fois els problèmes de logistique réglés, le regard de l'auteur pouvait s'exercer librement." Le rôle de Michko Netchak était de suivre le philosophe français avec sa caméra, de capturer sur la pellicule les observations critiques et les commentaires de voyage; c'est l'auteur lui-même qui en a eu l'idée, comme nous le rappelle le metteur en scène : "De tout temps concerné par le cinéma, il a soupçonné qu'un film documentaire pourrait être tenté, parallèlement à son propre périple à travers cet immense pays".
De cette expérience singulière, Michko Netchak a conservé beaucoup de souvenirs impérissables - en-dehors des kilomètres de pellicule et des heures de rushes. D'abord l'image d'un Bernard-Henri Lévy très différent de ce que l'on imagine de lui : dandy, oui, mais "aussi à l'aise dans un quatre étoiles que dans une gargote à l'hygiène plus que douteuse", un homme sachant "toujours allier politesse et provocation, concilier les bonnes relations avec le mordan nécessaire pour faire accoucher son interlocuteur de ce qu'il pense vraiment.". Ensuite un regard nouveau sur les Etats-Unis, l'impression d'une sorte de "balkanisation" d'un pays dont les communautés deviennent de plus en plus imperméables. Il en garde principalement, malgré tout, l'image d'un grand laboratoire en activité constante, où l'on expérimente sans cesse, et dont les expériences peuvent "nous aider à les comprendre, mais aussi nous enrichir et nous aider à préparer l'avenir". Un voyage initiatique, en quelque sorte.
Du livre, d'abord publié en six épisodes dans Atlantic Monthly en 2005 avant de devenir l'ouvrage que l'on sait, le film reprend l'organisation en chapitre et en intègre des citations en voix off. Surtout, il tente d'en restituer la forme de journal de voyage, fabriqué au gré des rencontres et des impressions tout au long du parcours; il fallait, évidemment, que l'ouvrage soit terminé pour que Michko Netchak puisse commencer son travail de montage.
Aujourd'hui français, il est né le 1er septembre 1959 dans l'ex-Yougoslavie. Diplômé de l'académie des Arts dramatiques de Belgrade en 1985, il tourne son premier court-métrage en 1988, Le vol du papillon (Ours d'or à Berlin en 1989), puis un second bien plus tardivement, en 1999, Fakir Musafar; il se lance alors dans le documentaire, en 2000, avec un métrage d'une vingtaine de minutes, Une vie de chiens, et l'année suivante occupe les postes de directeur de la photo, assistant metteur en scène et monteur sur Serbie, année zéro, auquel participe déjà Bernard-Henri Lévy. Son travail sur American Vertigo signe sa première mise en scène de long-métrage documentaire.
Diplômé de l'Ecole Normale Supérieure, où il fut l'élève de Derrida et d'Althusser, agrégé de philosophie, écrivain et penseur français le plus en vue du moment, Bernard-Henri Lévy est un homme de tous les combats - tous ceux qui concernent la dignité de l'homme - en héritier qu'il est de la pensée antitotalitaire de gauche d'après la seconde guerre mondiale (à la suite de Malraux, Sartre, Camus) : engagé parmi les soldats bosniaques pendant la guerre des Balkans en 1993, critique à l'égard des conflits oubliés d'Afrique, acteur majeur de l'enquête sur la mort du journaliste Daniel Pearl au Pakistan... Mais également esprit libre, toujours à l'affût, sans cesse critique vis-à-vis du monde et de ses contemporains (L'idéologie française, La barbarie à visage humain, Eloge des intellectuels), personnification du "bourgeois bohème" de Saint-Germain-des-Près, intellectuel assumé. Bernard-Henri Lévy n'est pas seulement habile de la plume; il l'est aussi de la caméra, lui qui a écrit et filmé Bosna ! avec Alain Ferrari pendant la guerre de Bosnie. Le projet de faire un film de son parcours des Etats-Unis était son idée, afin de graver sur la pellicule ses errements et ses rencontres.
Les images d'American Vertigo sont soulignées par de longs extraits du livre, déclamés par l'acteur Jean-Pierre Kalfon. Né en 1938 à Paris, cet acteur, réalisateur, comédien et chanteur a touché à peu près à tout, travaillant d'abord aux Folies Bergères avant de fonder sa compagnie théâtrale, Théâtre 15, jouant régulièrement au cinéma pour Jean-Luc Godard, Philippe Garrel, François Truffaut, Claude Chabrol et Claude Lelouch, créant un groupe de rock, Kalfon Rock chaud dont il s'autoproclame chanteur, et finalement prêtant sa voix particulière aux lentes déclamations du film de Michko Netchak.
Pourquoi le philosophe français est-il parti sur les routes américaines? Pourquoi l'écrivain engagé, plutôt familier des terrains tourmentés (Bosnie, Afrique, Sri Lanka, Colombie, Darfour) a-t-il consacré ces longs mois à la rédaction de ce journal de bord? Tout simplement parce qu'il aime cette Amérique là. Paroles :
"J'aime Brooklyn et ses rabbins glorieux, le nez dans les étoiles."
"J'aime, dans le Névada, la Vallée de la mort, ses paysages désertiques, ses ronces, ses cactus, le sentiment, soudain, de l'écorce terrestre, de ses plis, de son histoire, à même le corps et sous les pieds."
"J'aime, en Californie, l'autre Los Angeles, pas Hollywood, non, Los Angeles, cette sublime ville mexicaine, ses rivières asséchées, sa railway station, la dernière des Etats-Unis, la toute dernière étape du périple américain, au contact du monde fini, au fini du vieux monde et, en tout cas, du monde américain."
"J'aime la démocratie américaine. J'aime l'Amérique post-cosmopolite - celle qui, bien au-delà du communautarisme américain classique et, de fait, ex-européen est en train d'inventer une nouvelle manière de vivre ensemble."
Extraits de portraits réalisés par Bernard-Henri Lévy pour American Vertigo, livre et film :
Jim Harrisson. "Je n'aime pas qu'il se vive comme un "dissident américain", mais j'aime la haute idée qu'il se fait de son pays - et du mien."
Russel Means. "Un héros, une icône, l'un des porte-parole les plus éclatants de la mémoire indienne; mais aussi, hélas, un antisémite authentique et, si j'ose dire, new look - celui qui reproche au Juifs de briguer la monarchie de la douleur et d'éclipser, ce faisant, les droits à la compassion des minorités devenues rivales."
James Ellroy. "L'écrivain le plus fou, l'homme le plus seul des Etats-Unis."
Warren Beatty. "S'il n'en reste qu'un (homme de gauche, progressiste, "libéral" au sens US), ce sera lui."