A l'origine, Où va la nuit devait être réalisé par Jeanne Labrune avec Kristin Scott Thomas dans le rôle principal.
Où va la nuit est l'adaptation d'un roman intitulé Mauvaise pente de Keith Ridgway, Prix Femina étranger 2001 et Prix du 1er roman étranger 2001. Martin Provost, le réalisateur, avait été bouleversé par la lecture du livre lors de sa parution et avait souhaité l'adapter à l'époque mais les droits étaient déjà acquis. Finalement, Julie Salvador lui offre l'opportunité en 2008 de porter le livre sur grand écran. Enfin, le réalisateur souhaitait retravailler avec Yolande Moreau après Séraphine : "C’était évidemment un rôle pour elle, et surtout la possibilité pour nous d’aller dans une autre direction, avec un personnage très différent. Plus lucide, plus ambigu que Séraphine, un personnage beaucoup plus dans le contrôle et la retenue."
Alors que le livre multiplie les points de vue et les flash-backs, Martin Provost a fait le choix de ne pas reproduire cette construction et de déplacer l'action : "L’action du roman se déroulait en Irlande dans les années 90, autour d’un fait divers célèbre là-bas. Le contexte politique, religieux et patriarcal était très fort, difficile à transposer de nos jours dans un environnement francophone. Avec mon coscénariste Marc Abdelnour, nous avons cherché des équivalences, en vain. On a même pensé replacer l’histoire dans les années 60 ou 70, lorsque le débat sur l’avortement était d’actualité. (...)" Finalement, il a décidé de se concentrer sur le parcours de cette femme "prise dans un engrenage, celui de sa propre culpabilité".
Martin Provost assimile Où va la nuit à une tragédie antique : "Comme dans une pièce de Sophocle, chaque personnage, par ses actes, entraîne malgré lui sa chute. Nous avions ici un couple monstrueux à la dimension tragique, un homme qui tue une fille et qui s’en tire à bon compte, mais se détruit par la boisson, une femme qui décide de se faire justice (comme s’il s’agissait pour elle de se substituer à la justice divine) et tue à son tour, pour elle, pour la jeune fille assassinée, mais aussi pour libérer son fils. Ce même fils qu’elle croit pouvoir retrouver comme avant, et qui va se retourner contre elle parce que c’est lui qui aurait dû tuer son père et qu’il a hésité à le faire pendant des années", explique-t-il.
On retrouve dans Où va la nuit la même thématique que dans le précédent film du réalisateur, Séraphine, celle d'une femme qui se libère : "Mais ce n’était pas conscient. Il faut croire que je parle de moi à travers elles… J’ai aussi un projet qui me tient à coeur autour de l’écrivain Violette Leduc, l’une des premières femmes à avoir parlé librement de la sexualité. Donc, ça continue !", s'amuse-t-il.
Le réalisateur a décidé de situer son film en Belgique : "Il y a une étrangeté en Belgique, qui n’est pas seulement due à notre regard de français, mais qui est inhérente au pays et convenait très bien au film. Il y a bien sûr l’imbrication des langues, un entre-deux permanent et des contrastes frappants, parfois très visuels, comme celui qui existe entre les Ardennes belges, où se passe le premier tiers du film, et Bruxelles, capitale administrative de l’Europe."
Le livre qui s'intitule en anglais The long falling, n'a pas été gardé par le réalisateur en raison de son sens religieux ("falling" signifiant "la chute"), intraduisible en français. Quant au titre français du livre, Mauvaise pente, il réduisait le récit à un polar. "Où va la nuit fait référence à cette nuit dans laquelle se débattent Rose et son fils. C’est une nuit intérieure qui peu à peu se dissipe et peut à terme mener à la lumière, à une certaine forme de rédemption", explique le réalisateur.
Le réalisateur revient sur sa collaboration avec Yolande Moreau : "C’est quelqu’un qui emmagasine énormément en amont, elle construit des choses qui finissent par lui appartenir. Dans mon travail avec les comédiens, j’essaye toujours de créer un lien entre le personnage et le passé de l’acteur. De puiser dans les histoires de chacun. Nous avons évidemment cherché des points de contact entre l’histoire de Rose et celle de Yolande."
Où va la nuit suit une femme qui commet l'irréparable lorsqu'elle tue son mari : "Elle aurait pu simplement partir, quitter son mari. Mais Rose agit parce qu’elle considère que la justice des hommes n’a pas été rendue : elle se rend justice à elle-même et aux autres. Après, on découvre, et c’est l’un des enjeux du film, qu’elle croyait aussi délivrer son fils en tuant le père. C’était un mauvais calcul, et elle finit par s’en rendre compte." Malgré ce geste, le spectateur s'attache à elle bien que le réalisateur ait refusé d'en faire une victime : "Dans les situations dramatiques, par exemple, je voulais que Yolande ne joue pas de façon dramatique. Elle est une femme qui tue, qui prémédite son geste, et qui l’assume. Mais peu à peu sa culpabilité la rattrape", ajoute-t-il.
Deux personnages, le journaliste et le policier, incarnent dans le film le regard de la société et transforment l'acte tragique de Rose en fait divers : "Il y a d’un côté le journaliste chargé de la décrypter pour le grand public et de l’autre le policier qui représente le bras armé de la justice. Chacun, à sa façon, a son rôle à jouer et précipite l’intrigue. (...) c’est bien l’intervention combinée de ces deux personnages qui à un moment donné va sortir Rose de l’impasse et accélérer sa prise de conscience. La femme qu’on voit au bout du quai à la fin du film n’est plus la même que celle complètement fermée et absente qu’elle était au début à la ferme."
Le personnage de Rose évolue au fur et à mesure du film, comme le raconte le réalisateur : "Pour l’anecdote, je me souviens alors qu’on approchait des séquences de la fin, qu’Agnès Godard, la chef-opératrice, pour plaisanter surnommait Yolande Gena Yolande en référence à Gena Rowlands et aux héroïnes des films de Cassavetes... C’était vraiment ça ! Dans le tout dernier plan du film, quand on la découvre au bout du quai avec ses cheveux dénoués, vivante et totalement présente à elle-même, Yolande est impériale. C’était notre objectif, emmener ce personnage là où elle ne pouvait pas aller." Un changement qui s'est également fait ressentir chez son interprète : "Ce changement intérieur doit passer aussi par une façon de bouger, de se tenir. Je lui disais souvent : «Yolande, redresse-toi !» Elle reprenait alors de la hauteur, et, à la fin, elle se tenait droite. Vraiment droite. C’était une autre femme", complète-t-il.
Contrairement au roman, le réalisateur a voulu éviter de faire de Thomas un personnage univoque : "C’est un personnage difficile, un peu ingrat, parce que politiquement incorrect. Le fils homosexuel qui trahit sa mère, n’est pas vraiment dans l’air du temps. Comment le traiter pour qu’il ne soit pas seulement un salaud, là était la difficulté. Il fallait le prendre de l’intérieur, d’abord comprendre ses mobiles. (...) Il fallait bien que je l’aime ce personnage pour arriver à lui rendre justice. J’essaie de ne pas le juger, au mieux de le comprendre, de me mettre à sa place." Pour ce rôle difficile, a été choisi Pierre Moure, "un acteur bressonien [qui a] une présence physique forte, de l’innocence, une voix un peu blanche, une diction particulière."
Les rapports entre Rose et son fils sont pour le moins complexes puisque le jeune homme n'hésite pas à dénoncer sa mère pour son meurtre. Le réalisateur revient sur cette relation trouble : "La logique, évidemment, voudrait qu’il soit solidaire de son geste, mais il y a en lui des ressorts inconscients qui se mettent en branle, des loyautés contradictoires. Ils témoignent de son lien avec son père. A partir de là, chacun peut y aller de sa propre interprétation et c’est très bien comme ça."
Autour de Rose et son fils gravitent des personnages étranges, que le réalisateur définit comme "les messagers dans une tragédie, ou dans certaines pièces de Shakespeare. Ce sont des personnages qui viennent pour éclairer l’histoire, et précipiter le destin."
Le réalisateur et sa directrice de photographie ont clairement défini dès le début l'identité visuelle du film par de longues séances de travail en amont avec Agnès Godard qui leur ont permis d’aller à l’essentiel. Ils ont ainsi décidé d'isoler les personnages dans des grands décors et d'aller de la pénombre à la lumière au fur et à mesure du film : "Rose est vue de dos ou de profil ou alors d’assez loin. Les décors sont en contre-jour. Pour peu à peu se rapprocher et avoir plus de lumière. Jusqu’au plan de la fin au bout du quai où Rose littéralement offre son visage à la lumière", explique Martin Provost.
Le réalisateur a fait appel à Hugues Tabar-Nouval, compositeur notamment de la musique de L' Autre Dumas. Martin Provost lui a imposé une contrainte, celle d'utiliser des Ondes Martenot, un instrument de musique électronique : "A la fois avant-gardiste et pourtant en apparence presque archaïque. Il a été employé par le cinéma américain des années 40 et 50, puis il est tombé en désuétude. L’instrument lui-même est très particulier, très mystérieux, difficile à manipuler : il en reste très peu aujourd’hui et il a fallu faire venir une spécialiste pour en jouer. A l’oreille, il crée des équilibres instables, les mélodies sont transformées en ondes fluctuantes et deviennent obsédantes, d’où une sensation de malaise et d’angoisse, une impression poignante d’étrangeté", explique le cinéaste.
Cette actrice qui incarne Madame Talbot est selon Martin Provost, "une comédienne rare, au registre très particulier : elle est toujours sur un fil, comme si elle avançait à tâtons. Il y a quelque chose chez elle de fragile, en même temps de presque menaçant. C’est comme du cristal prêt à se briser mais aussi à couper." Édith Scob a été révélée par Les Yeux sans visage de Franju où elle incarnait une jeune fille dont le visage défiguré était caché par un masque. Actrice fétiche du réalisateur, elle tourne au total six films sous sa direction. Depuis, elle s'est autant illustrée à la télévision (Sœur Thérèse.com) qu'au théâtre (elle est montée sur les planches dans plus d'une cinquantaine de pièces et en a mis cinq en scène). Avec une grande liberté, elle joue à la fois dans des films populaires (Le Pacte des loups, Bon Voyage) et des œuvres d'auteur (Les Âmes fortes, La question humaine).