Derrière Les Nuits Rouges du Bourreau de Jade, on trouve un duo de Français, Julien Carbon et Laurent Courtiaud. Dès leur rencontre en 1990, ces anciens journalistes et critiques contribuent à faire connaître en France le nouveau cinéma hongkongais. En 1996, Tsui Hark achète un de leurs scénarios et les invite à rejoindre sa compagnie, Film Workshop. Ils collaborent à de nombreux projets et signent en 1998 le scénario de Running Out of Time, thriller de Johnnie To avec la star Andy Lau qui est couronné de prix. Le succès du film leur permet de travailler sur In the Mood for Love de Wong Kar-Wai et d'écrire Le Talisman avec Michelle Yeoh. Les Nuits Rouges... est leur première réalisation.
Il était logique pour les deux réalisateurs de situer leur premier film à Hong Kong : "On y habite depuis tellement longtemps, on aime tellement la ville, la question ne se posait pas" explique Julien Carbon. Laurent Courtiaud ajoute : "les gens qu’on avait en tête pour composer notre équipe technique sont tous de Hong Kong. On était dans une économie de série B, on n’allait pas se mettre à voyager à travers le monde. On a écrit sur un endroit facile d’accès pour nous et que l’on connaît comme notre poche. Notre ville. (...) Il s’agissait d’utiliser la ville comme un élément moteur du récit, presque comme un personnage."
L'idée des Nuits Rouges est née d'un lieu autour duquel les deux réalisateurs ont construit le reste du scénario, comme l'explique Julien Carbon : "on est partis d’un endroit qu’on avait repéré, un grand escalier dans les Mid-levels près de Central, un lieu très cinématographique qui évoque tout de suite Bava et le Giallo. On a imaginé des femmes qui couraient dans ces escaliers et on a commencé à écrire l’histoire à partir de là. Et au final, le lieu en question n’est même pas dans le film…"
L'esthétique des Nuits Rouges est très forte. Une volonté de la part des réalisateurs : "Dès le départ, on avait cette histoire de meurtres pervers, léchés esthétiquement, avec des belles femmes, la nuit et un esprit un peu serial tendant vers le fantastique ou l’onirisme, sans y tomber tout à fait" annonce Laurent Courtiaud. Il ajoute que lui et son co-réalisateur souhaitaient "présenter notre catalogue de fantasmes, de fétiches et de perversions."
Les Nuits Rouges est construit sur l'affrontement entre deux femmes. Laurent Courtiaud revient sur la structure du scénario et la place qu'y tient chacune : "le scénario était d’abord écrit autour du personnage de Carrie. Mais comme elle était aussi la 'méchante' du film, on était un peu sur un fil. C’était très amusant de débuter le récit sur elle, puis, de la mettre un peu en retrait etc. pour voir de quel côté on finissait par basculer…" La confrontation entre les deux personnages s'est poursuivie sur le plateau de tournage entre les deux actrices, comme le raconte Julien Carbon : "On voulait aussi que la Française ait peur… Bien entendu, Carrie a compris ça d’emblée et elle a fait très peur à Frédérique et Carole. C’était un petit jeu entre elles, aussi, mais Carrie était tout le temps dans son personnage."
Avec son esthétique très marquée, Les Nuits Rouges... semble immédiatement renvoyer à tout un pan du cinéma de genre italien. Pourtant, les réalisateurs ont essayé de se détacher le plus possible de ces références écrasantes : "On voulait éviter ça par dessus tout" explique Julien Carbon. "Bien entendu, on a des influences. (...) On parle du Giallo, parce que la structure du film s’en rapproche. Mais en même temps, on ne s’est jamais référé à tel ou tel film d’Argento, de Aldo Lado ou de qui que ce soit. Par ailleurs, dans l’équipe hong kongaise, personne ne connaît ces références. Ça nous permettait d’éviter le côté pastiche ou best of de nos scènes favorites." Laurent Courtiaud ajoute : "Alors peut-être que les mêmes causes produisent parfois les mêmes effets : filmer des filles en talons aiguilles qui courent sur des escaliers, bon, d’autres l’ont fait avant et ce sont souvent des réalisateurs qu’on aime bien ! Mais il ne s’agissait pas d’établir une filiation avec des mentors ni de 'faire comme dans un film japonais ou italien'."
Quentin Tarantino n'est pas le seul cinéaste à vouer un culte aux pieds des femmes. Les deux réalisateurs des Nuits Rouges aiment également filmer cette partie du corps. "En Chine, il est très courant de se faire masser les pieds. En acupuncture, on dit toujours que le pied concentre un nombre incalculable de terminaisons nerveuses et que toucher le pied permet de toucher tout le corps. Le pied est donc une représentation de la femme dans son entier. (...) Montrer une femme qui retire ses chaussures, c’est une façon métaphorique de montrer une femme qui se déshabille" explique Courtiaud. Son comparse ajoute : "quand on retire ses chaussures, on devient vulnérable. On a beaucoup insisté là-dessus, lors de la scène de la pièce japonaise par exemple. Catherine est sans défense dès qu’elle se déchausse."
Le film montre durant une scène de torture le personnage de Carrie préparer un Dry Martini. Julien Carbon revient sur cette scène : "Aujourd’hui, il y a très peu d’alcool dans les films. Et quand il y en a, ce sont plutôt des films d’hygiénistes moralisateurs, sur les excès et les dangers de l’alcool, ou sur des types qui arrêtent de boire. Alors qu’autrefois, l’alcool faisait partie de la construction des grands personnages de genre qu’on aime bien, James Bond étant l'exemple le plus fameux. Là encore, ça nous est venu très naturellement." Il poursuit : "il était très sensuel de voir Carrie préparer le Dry Martini. Si tu es un buveur régulier de cocktails, il y a un rapport particulier qui s’établit avec ton barman, parce qu’il y a l’idée qu’il est aussi là pour te détruire. Avec les barmaids, c’est encore autre chose. Le rapport devient très différent quand c’est une femme qui te dispense le poison. C’est un sentiment très doux."
Les réalisateurs évoquent leur fascination pour la femme asiatique, qui vient tout d'abord du cinéma, comme l'explique Julien Carbon : "il est certain qu’on a aussi aimé le cinéma de Hong Kong pour ses actrices. On adore les acteurs, bien sûr, mais ce qui nous a frappés à l’époque de la Nouvelle vague, c’était toutes ces filles plus magnifiques les unes que les autres, à une époque où les actrices du cinéma français étaient sans doute moins mises en valeur." Cependant, il tient à préciser : "C’est un sujet délicat à aborder. Parce que si tu vis avec une femme asiatique, il y a des chances qu’elle n’apprécie que très moyennement de penser qu’elle est un objet de fantasme à cause de sa couleur… Même dans tes relations avec les gens de Hong Kong, c’est un terrain glissant. Parce que l’on sait bien que tous les mecs expat’ deviennent fous avec les filles de Hong Kong. Là-bas, on appelle ça la fièvre jaune et franchement, nous n’avons aucune envie d’être assimilés à ces gens-là. C’est un sujet très intime et je ne sais pas si ça peut s’expliquer."
Frédérique Bel, comme l'affirme Laurent Courtiaud, "c’est le fantasme de la blonde hitchcockienne". Il ajoute : "que ce soit Kim Novak ou Grace Kelly. La première fois que j’ai vu Vertigo, je ne sais plus quel âge j’avais, mais Kim Novak et son chignon, je ne m’en suis pas remis.". A cette référence s'ajoute celle de Belle de Jour : "Avec Bel, il y a en plus un côté version française, un côté bourgeoise et pute, en quelque sorte, BCBG mais avec sûrement des secrets assez sales bien cachés, tirée à quatre épingles mais qui a dû faire des choses peu recommandables…", précise Julien Carbon. Les deux réalisateurs ont également pris soin de lui faire porter un trench : "S’il est suffisamment serré, ni trop long, ni trop court, l’imperméable crée du mystère, on ne sait pas ce qu’il y a dessous. Et puis cela participe à la création d’un personnage de genre, sa panoplie, les éléments iconiques qui le définissent. Quand on voyait Le Syndicat du crime de John Woo, le personnage de Chow Yun-Fat était défini par son imper, ses lunettes de soleil, les curedents qu’il mâchonnait. Sans parler du poncho de Eastwood dans les films de Leone."
Le film met en scène le bondage sous différentes formes. Pour les réalisateurs, cela se substitue à la simulation d'un acte sexuel qu'ils trouvent souvent pitoyable au cinéma. Parmi les accessoires utilisés dans cette pratique, on trouve un lit de suffocation, présent dans la pornographie S.M., que l'équipe du film a fabriqué : "on en a construit un de plus de 800 kilos, tout en fer, qui fonctionne vraiment. On en a conçu les plans nous-mêmes, on tenait à cet effet de baldaquin qui descend sur le corps en vibrant…", explique Julien Carbon. Son co-réalisateur poursuit : "… ce qui lui donne son aspect imprimante, sérigraphie et son look Han Solo dans la carbonite - on ne va pas se défiler, hein, c’est bien là !". En outre, les deux Français étaient intéressés par ce qu'implique une relation S.M. : "Dans le contrat S.M., entre la soumise et la dominatrice, il y a une limite clairement stipulée. Mais dans l’acceptation du contrat, il y a aussi cette idée qu’on va forcément la dépasser, cette limite, juste un peu… En l’occurrence, dans le film, on la dépasse beaucoup. Mais je pense que cela se fait avec l’accord de la jeune fille. Selon moi, elle sait dès le début où les choses vont aller."
Dans le film, le personnage de Carrie met ses victimes sous du latex, comme une collectionneuse de papillons qui mettrait son butin sous verre : "Ça remonte sans doute à l’époque où l’on était collectionneurs de comic-books. On achetait les X-men pour les mettre sous plastique", déclare Laurent Courtiaud. Par ailleurs, on aperçoit dans une scène un papillon pris dans une lanterne, un clin d'œil des réalisateurs à Tsui Hark dont le 1er film s'intitulait Butterfly murders mais aussi à Butterfly Warriors, le fanzine grâce auquel les deux Français se sont rencontrés.
Un opéra cantonais (Yueju) -genre dramatique qui allie les légendes et musiques chinoises à une valeur symbolique très forte- est représenté dans Les Nuits Rouges et a été créé spécialement pour le film. "On en a écrit le livret nous-mêmes. Ensuite, la démarche de l’opéra cantonais est souvent d’utiliser des thèmes musicaux déjà existants que l’on réarrange et d’écrire un nouveau livret dessus. C’est ce que l’on a fait," précise Julien Carbon. Ils se sont inspirés d'un classique que John Woo a adapté dans les années 70, Princesse Chang Ping, où les héros, dont l'amour est impossible, finissent par se suicider : "De même, notre couple maudit expérimente les plaisirs avec l’idée de finir par utiliser leur poison sur eux. Carrie et Patrick veulent faire l’expérience d’une espèce d’épiphanie, un orgasme absolu qui doit les mener à la mort. Il nous a paru intéressant de raconter le background de cette histoire à travers notre propre opéra, en utilisant des musiques traditionnelles, de vrais musiciens etc." Ils ont confié la supervision de l'opéra à Law Kar-Ying, un chanteur d'opéra cantonais, et ont fait appel aux membres de la troupe du Sun Beam Theater.
Frédérique Bel a été séduite par ce projet atypique dans le paysage cinématographique français : "il y a un mystère qui plane, des descriptions contemplatives à la Wong Kar-Wai, des non-dits lynchiens, des destins contrariés, du sang, des Chinois, du fantastique et surtout : des belles femmes comme héroïnes principales !" En outre, elle partage les mêmes intérêts et références que les réalisateurs : "nous avions la même culture, la même passion pour les personnages charismatiques comme Le Samouraï que joue Alain Delon dans le film de Melville, ou Catherine Deneuve, ou les grandes Blondes Hitchcockiennes… (...) nous sommes tous les trois des fétichistes et je comprenais leur souci régulier du respect des codes esthétiques, leur sens du détail et leur perfectionnisme."
Après avoir tué son amant, Catherine (Frédérique Bel) cherche à revendre un objet de grande valeur dans un milieu dont elle ignore la violence. La comédienne décrit son rôle : "un personnage désenchanté, en souffrance, devenue une meurtrière nihiliste pour survivre, si loin de chez elle, à jamais séparée de l’homme qu’elle aimait."
Frédérique Bel s'est retrouvée pendant deux mois et demi dans un pays dont la langue lui était totalement inconnue. Un véritable dépaysement pour la comédienne : "Je me suis retrouvée isolée, comme Catherine finalement (...). C’était très intense, les horaires, le rythme, les bols de riz toutes les 6 heures, le plan de travail hallucinant : "Day/night/day". Pour faire court, je dirais qu’il y a autant de différences entre ce tournage chinois et un tournage français qu’entre Koh Lanta et le club Med." L'actrice a toutefois été ravi de l'expérience et a même attiré l'attention des cinéastes hongkongais : "Des réalisateurs chinois sont passés me voir sur le tournage, et j’ai reçu depuis des propositions pour repartir là-bas. C’est étrange, ils adorent mon profil… mon grand nez pointu ! Dingue, moi qui rêvais de me le faire raccourcir…"
Cette actrice a travaillé avec des grands noms du cinéma chinois, que ce soit ceux de la nouvelle vague hongkongaise des années 1980 comme Tsui Hark et Kirk Wong, ou Edward Yang, représentant de la nouvelle vague taïwanaise. Son travail a souvent été récompensé : elle reçoit le Prix du Meilleur Second Rôle Féminin aux Hong Kong Film Awards en 1988 pour sa performance pour City on fire de Ringo Lam et gagne en 1993 le Golden Horse de la Meilleure Actrice à Taïwan pour son interprétation dans Remains of a woman de Clarence Fok Yiu-leung. Mais elle s'est également illustrée dans des films de Catégorie III (films extrêmes interdits aux moins de 18 ans) tels que Naked Killer.
Star du cinéma taïwanais, Jack Kao est l'acteur fétiche de Hou Hsiao-Hsien. Leur collaboration a débuté avec La Fille du Nil et s'est notamment poursuivie avec La Cité des douleurs (Lion d'Or à Venise en 1989) et Millennium Mambo. Il a également travaillé avec les plus grands réalisateurs de Hong Kong, tels que Daniel Lee (Frères d'armes), Tsui Hark (Time and tide), Johnnie To (Throw down) et Ringo Lam (Full Alert). Son dernier film, Au revoir Taipei, a reçu le Prix du Jury au Festival Asiatique de Deauville.
Ng Man-ching a assuré la lumière sur des films tels que Lust, Caution d'Ang Lee et Il était une fois en Chine et Time and tide de Tsui Hark. En tant que directeur de la photographie, il a collaboré régulièrement avec Andrew Lau, sur Infernal affairs II et Infernal affairs III et Legend of the Fist : The Return of Chen Zhen.
La B.O. des Nuits Rouges du Bourreau de Jade a été composée par Seppuku Paradigm. Ce duo français, qui tient son nom du suicide rituel que s'infligeaient les samouraïs -méthode qui a d'ailleurs été utilisée par l'écrivain Yukio Mishima pour mettre fin à ses jours-, a signé les musiques d'autres films, à savoir Scorpion de Julien Seri, Eden Log de Franck Vestiel et Martyrs de Pascal Laugier. Leur travail sur Les Nuits Rouges du Bourreau de Jade a été récompensé par le prix de la meilleure musique au Festival de Sitges 2010.
Le film a été présenté au TIFF (Festival de Toronto), à l'Étrange Festival de Strasbourg et fait l'ouverture du Festival Hallucinations Collectives qui se tient à Lyon.