Il y a l’océan infini. Il y a le vent qui souffle. Il y a l’immensité du ciel bleu. Il y a le bruit des vagues qui s’écrasent en rouleaux sur le sable blanc. Et quand on se retourne, on n’a derrière soi que le désert de Mojave. Cette sensation d’être au bout de la route. Au bout de toutes les routes.
Que ressentit le premier explorateur qui foula les rivages inconnus de la Californie? Que pensa ce conquistador lorsqu’il se trouva confronté à l’ultime finisterre ? Eut-il la prescience de ce qui était vraiment en train de se passer ? Eut-il l’idée qu’au moment même où ses pieds alourdis s’enfonceraient en titubant dans l’eau du Pacifique, s’arrêterait la marche éternelle des Européens vers l’Ouest ? Eut-il l’intuition qu’il était en train de mettre un point final à la quête de l’homme blanc ?
Car c’est peut-être à cet instant, cet instant où l’Occident s’achève, que l’histoire du monde se termine.
Mais bien sûr, il y a une histoire après l’histoire. Même en Californie.
En 2007 sortait, dans l'anonymat le plus complet, un film intitulé King of California, avec Michael Douglas et Evan Rachel Wood. Enfant mort-né, il sortit des salles obscures aussi discrètement qu’il y était entré.
Ce film relate l’histoire de Charlie, sorti de l’asile psychiatrique après deux ans d’internement, et qui retrouve sa fille de dix-sept ans, Miranda, qui habite toujours, seule, au domicile familial. Charlie a une nouvelle idée fixe. Il est persuadé, après avoir compulsé à l’hôpital le journal du père Torrès, un religieux et explorateur espagnol dont l’expédition fut entièrement massacrée par les Indiens vers le milieu du dix-septième siècle, que ces pages contiennent des messages codés menant à un trésor constitué de doublons d’or espagnols, que Torrès aurait caché, quelque part en Californie, avant de se faire tuer.
Après une vie entière ponctuée par toutes sortes de projets aussi farfelus que désastreux, l’ancien soixante-huitard qu’est Charlie, grand enfant perdu dans ses chimères, est cette fois persuadé que ses rêves vont enfin l’amener quelque part. D’abord confronté à l’agacement et à l’incrédulité de sa fille, qui endosse paradoxalement le rôle de l’adulte responsable du duo, il va finalement la décider à l'aider dans ses recherches, à travers une Californie dévastée par les autoroutes, les constructions immobilières anarchiques et les centres commerciaux.
Qui est le scénariste et réalisateur Mike Cahill, dont c’est là le premier et – à ce jour- le dernier film ? Personne ne le sait exactement : un écrivain obscur qui a tellement d’homonymes qu’il est très difficile de retrouver sa trace sur le Net (un autre réalisateur, appelé également Mike Cahill, et beaucoup plus jeune, sévit également, et avec plus de bonheur, à Hollywood).
A partir du même sujet, Cahill aurait surement pu faire un film « philosophique », un film « intellectuel », car lui-même est, assurément, un intellectuel. Il aurait pu commettre un film glauque et prétentieux, assuré d’être sélectionné au festival de Cannes. Il aurait pu aussi réaliser, au contraire, une petite comédie sans prétention, et la critique, se livrant à une lecture totalement superficielle de l’œuvre, l’a finalement jugée comme telle.
Ni film précieux pour lettrés et bobos, ni fable philosophique (bien que cela soit sans doute le terme le moins impropre pour désigner cette oeuvre), ni « petite comédie », King of California ne peut même pas être classé dans les inclassables. Car il faudrait pour cela qu’il dégage une impression de bizarrerie, de distorsion, d’anormalité.
film sur la filiation impossible entre un père autiste replié dans ses obsessions et sa fille désenchantée dont les rêves se limitent à l’acquisition d’un lave-vaisselle, film sur un présent gris et laid où les hommes trop nombreux ont tout envahi et tout souillé, et en même temps film léger, mystique, habité, visuellement extraordinaire (que de détails !), King of California est aussi une ode à la beauté, à l’imaginaire, à l’aventure, au monde tel qu’il fut, et à l’amour non-dit entre un père et sa fille, cet amour qui semble baigner cet univers atroce d’une lumière divine ; de la même façon que le fantôme de l’Amérique du Nord précolombienne, par le truchement des extraits du journal du père Torrès qui accompagnent le récit, semble illuminer ce paysage cauchemardesque d'autoroutes, de grandes surfaces, de chaînes de restaurants et de lotissements en construction.
Même si l’expression a été tant de fois galvaudée, King of California est un vrai, un authentique OVNI. Une chasse au trésor au coin de la rue, une rébellion contre le monde moderne, une odyssée transcendée par la foi et par l’amour. Et, accessoirement, peut-être le plus grand rôle de Michael Douglas.
Et ce trésor, dont Charlie, avec cette sorte de conviction et de détermination démente qui le caractérise, pense finalement déterminer l’emplacement exact au beau milieu d’un magasin de bricolage, sous une couche de plusieurs mètres de béton, s’avèrera peut-être une métaphore du destin du film de Michael Cahill. Du moins faut-il l’espérer.
Qui ramènera King of California de l’Avallon des films morts avant d’avoir vécu ?