Au Cœur de Johnny Guitar, un couple. Un couple d’amants fugitifs, décliné en une somme de projections possibles si et seulement si la femme avait renoncé à son amour-passion, avait troqué ses sentiments pour des équivalents. Un couple d’amants qui fait des jaloux, contraignant les hommes à espérer un baiser, à provoquer l’heureux élu dans l’espoir de le voir disparaître. Un couple d’amants qui s’est perdu pendant cinq ans, et dont la séparation a conduit ses membres à se chercher dans les bras d’autres personnes. Et ce couple d’amants fugitifs, c’est celui de Party Girl déplacé depuis la nuit urbaine vers les canyons irradiés de soleil, c’est celui de Rebel Without a Cause – sorti un an plus tard – qui se saisira de Turkey, le jeune homme qui finit ici pendu au pont sous les yeux de Vienna, pour le réincarner en Jim Stark. Les personnages, chez Nicholas Ray, semblent les avatars de types et de thèmes qui servent une certaine idée politique de la représentation cinématographique : héros tourmenté, héroïne forte, jeunesse écrasée par le poids d’une société dépassée qui étouffe et empêche les revendications libertaires. La contestation, thématique dans ses films, est également esthétique : se saisir d’un genre pour y greffer des thèmes jusqu’alors inédits, ou impropres, en l’occurrence l’amour-passion. Car le bruit et la fureur que produisent le fracas des armes, l’incendie de la maison de jeu, les cris et menaces proférées par les camps adverses, extériorisent le conflit qui anime les êtres dans leur intériorité, un chaos où se choquent le désir et la mélancolie, la passion et la haine. C’est donc à un western intérieur que nous convie Nicholas Ray : les personnages disposent d’une écriture complexe, à l’encontre des caricatures souvent rencontrées dans ce genre d’œuvres ; ils ne sont pas monolithiques, ils ne sont jamais prévisibles, seulement régis par leurs pulsions, leurs désirs, leur passion brûlante et dévorante. Cette irrégularité d’affects est retranscrite par la multiplicité des tonalités : de l’épique au tragique en passant par la comédie – parfois musicale –, nous louvoyons sans cesse entre diverses rives qui s’attirent et se repoussent à la fois. Une telle densité produit un ravissement du spectateur qui trouve là l’un des westerns les plus atypiques et personnels jamais vus, tout en respectant scrupuleusement le canevas du genre ainsi que ses codes. Johnny Guitar est une œuvre immense au romantisme tourmenté, fort d’excellents acteurs et d’une photographie magnifique – mention spéciale au travail de la couleur et des contrastes, notamment en ce qui concerne les costumes qui affirment progressivement et du blanc et du rouge et du jaune, traduction esthétique de l’affranchissement des deux amants et de leurs retrouvailles incandescentes.