Mulholland Thaï.
( spoilers )
Les Cahiers, dans leur commentaire du Top 10 des années 2000, avaient rapproché Tropical Malady de Mulholland Drive, dans la mesure où il s'agit de deux films qu'on peut séparer en deux parties. Je dirais que la comparaison peut aisément s'élargir, Tropical Malady étant, à l'image du Lynch, un film où se perdre a rarement été aussi intense et délectable.
Deux parties donc, totalement distinctes l'une de l'autre. La brutale apparition de la seconde, venant changer le cap du film, son ton, ses enjeux, semble défier les lois de la narration. Mais, sincèrement, la narration a-t-elle un intérêt ici ? Tropical Malady se construit davantage sur une atmosphère, des impressions, le ressenti physique. Il faut voir comment Weerasethakul parvient à retranscrire une ambiance, celle plus particulièrement d'une forêt thaïlandaise. Une chaleur qui ralentit les corps. Une moiteur qui envahit tout l'écran et qui permet de donner ce ton si particulier au film, développant encore plus sa lenteur pour déjà entraîner le spectateur dans une hypnose que de magnifiques plans viennent renforcer. La fascination absolue que provoque Tropical Malady naît d'un mélange de choses simples et de choses complexes. C'est ce que fait Lynch dans Mulholland Drive, film moins compliqué qu'il en a l'air. Ici, il y a la beauté géniale des plans qu'on sait pourtant très simples, se mêlant à une sorte de complexité spirituelle, un scénario qui perd le spectateur qui ne comprend lui-même pas cette perte. Certains diront du film qu'il est chiant, d'autres subiront seulement la fascination qui s'abattra sur eux. Et c'est ce mystère, cette incapacité à expliquer l'oeuvre qui lui donne un intérêt plus fort encore.
Tropical Malady est une très belle histoire d'amour. Mais puisque le film est ouvert à de nombreuses interprétations, et que la mienne n'est pas définitivement faite, je m'abstiens de l'évoquer. Ici pas de honte à se tromper sur un film dont l'intention serait différente de celle qu'on pourrait lui donner, sinon, justement, la volonté d'aller dans le sens du film en n'expliquant pas tout et en laissant à chacun(e) le soin de se tenir aux désirs et aux fantasmes de ce que le film produit chez lui/elle.
La seconde partie du film est un pur trip, une riche aventure faite de surprises diverses, d'autant plus intenses qu'elles donnent plus de force à l'onirisme du film. Car c'est véritablement d'un rêve éveillé dont il s'agit ici, l'impression pour le spectateur de traverser ce moment sous un état hallucinatoire avancé. Weerasethakul construit cette seconde partie en poussant plus loin la sensualité. Celle des deux corps amoureux du début fait place à une autre, plus sauvage, moins contrite. Dans son rapport à la nature on pense évidemment à Terrence Malick, parce qu'il y a chez le réalisateur thaïlandais une capacité particulière, l'impression de donner la parole à la nature, comme si la forêt dans laquelle se perdait le personnage s'exprimait entièrement, commentant sa beauté et sa dangerosité à la fois. La ressemblance avec Malick vient aussi de cette manière de mettre la Nature au-dessus de tout, et l'évolution d'un homme qui s'enfonce dans la forêt en perdant ses repères, ne disant quasiment jamais un mot, tâtonnant et prouvant ainsi son infériorité face à l'élément naturel, confirme cette idée. Chez Weerasethakul les corps se perdent et l'esprit survit, mais le cinéma du thaïlandais joue à la fois sur le physique et le mental, même s'il semble privilégier le premier.
Objet purement fascinant, référence à Lynch autant qu'à Malick mais sachant conserver son identité culturelle et en exprimer puissamment les racines, Tropical Malady est une grandiose expérience de cinéma dont une critique - la preuve ici - ne peut dévoiler un centième de la profonde magie.