Les gangs ont visiblement bien changé depuis "West Side Story". Les blocks qu'ils contrôlent ne sont plus à la dimension d'un pâté de maison, mais d'un continent. Ainsi, la Mara Salvatrucha à laquelle appartient Casper compterait de 50 000 à 100 000 membres répartis entre Etats-Unis, Salvador, Guatemala, Honduras, Mexique et Canada. Née dans les années 1980 à Los Angeles parmi des chicanos originaires du Salvador, la Mara tire son nom de marabunta, qui désigne l'invasion destructrice de fourmis légionnaires. C'est en filmant pour "La Vida loca" un gang slavadorien concurent, la Mara 18 qui croise d'ailleurs la route de nos personnages, que Christian Poveda a été assassiné au Salvador.
Le recours à ce tout jeune savoir wikipédiesque se justifie par la sécheresse du réalisme documentaire qui constitue un des aspects essentiels de ce premier long métrage de Cary Joji Fukunaga. Ainsi les différents rites initiatiques (tenir 13 secondes de passage à tabac, tuer un ennemi de sang-froid pour avoir droit à son premier tatouage), ainsi que la soumission inconditionnelle aux règles du gang sont intégrés avec intelligence dans l'intrigue, et représentent plus qu'une toile de fond.
On voit ainsi Willy, dont le pseudonyme de marero est Casper, aller chercher le tout jeune Benito en douce de sa grand-mère qui ose s'opposer à la toute-puissance du gang, pour lui faire passer son initiation qui l'autorisera à avoir son propre pseudo, Smiley. Après son tabassage, le chef du gang le cajole et lui explique qu'il pourra bénéficier partout de l'aide de la Mara, ce qui sera amplement démontré dans la seconde partie du film, à partir du moment où Caper passe du statut de prédateur à celui de proie. Cette dimension de protection d'une famille composée de dizaines de milliers de frères, dans des pays où l'Etat a depuis longtemps renoncé à son rôle d'aide sociale est très justement montrée dans toutes ses contradictions, dans la scène où Lil Mago annonce à un prisonnier du C18 que son corps sera découpé en 18 morceaux et donné à manger aux chiens, le tout en portant avec tendresse un bébé dans ses bras.
En parallèle à cette action, on suit le long trajet de Sayra, de son père et de son oncle vers la Terre Promise du Nord, perchés sur le toit d'un train comme les vagabonds de la grande dépression. Avant d'atteindre la gare de départ, on voit le père faire réciter à ses deux compagnons le numéro de téléphone de sa femme au New Jersey ; cette scène donne un exemple de la subtilité du scénario : elle permet à la fois de montrer l'indépendance de caractère de Sayra qui se rebelle devant ce bachottage, et de placer un jalon qui prend tout son sens à la fin.
La force de "Sin Nombre" réside dans cette capacité à mêler l'aspect documentaire à la tension permanente d'un récit qui prend la dimension d'une tragédie, tout cela se trouvant magnifié par une très belle photographie et un choix de cadre très souvent pertinent. Mais le récit à lui seul suffit à rendre le film à la fois palpitant et poignant, notamment grâce à la performance de Paulina Gaitan qui a l'âge du rôle. Même si on sait comme Casper que la question n'est pas de savoir s'il échappera à son exécution, mais plutôt de savoir où et quand elle aura lieu, on se demande si le destin qui les a précipités l'un vers l'autre permettra que se réalise la prédiction de la voyante : "Tu arriveras aux Etats-Unis non par la grâce de Dieu, mais par les griffes du diable. "
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