Sept ans après Mon maître d'école, la réalisatrice et journaliste Emilie Thérond revient avec le documentaire Etre prof qui suit le parcours de 3 professeures.
Au Burkina Faso, Sandrine Zongo, n'hésite pas à laisser sa famille pour aller enseigner à 600kms de chez elle. Svetlana Vassileva parcourt la Sibérie orientale afin d'apprendre aux enfants évenks à lire et écrire tandis qu'au Bangladesh, la jeune Taslima Akter parcourt la région du Sunamganj avec son bateau école afin que les enfants déscolarisés à causes des moussons qui inondent les terres et bloquent les accès, puissent avoir accès à l'éducation.
3 portraits de femmes qui se dévouent entièrement aux autres afin de faire évoluer les choses et de laisser le choix d'un avenir différents aux enfants.
Rencontre avec Émilie Thérond, réalisatrice passionnée et passionnante .
AlloCiné : 7 ans après "Mon maître d'école", vous réalisez le documentaire "Être prof" qui dévoile la vie de 3 professeurs à travers le monde. Qu'est-ce qui vous a donné envie de poursuivre sur cette thématique ?
Emilie Thérond : Mon maître d’école était un film sur la transmission qui était très personnel. Ça se passait en France et je voulais élargir un peu le propos, creuser cette thématique et continuer à explorer ce que les professeurs pouvaient avoir de déterminant dans la vie d’un enfant.
Assez naturellement, j’ai eu envie de savoir comment ça se passait ailleurs, dans des pays plus compliqués avec moins de moyens, des traditions différentes. Je voulais comprendre quels freins les enseignants du monde rencontraient dans leur parcours, comment ils se débrouillaient et surtout quels impacts avaient sur les enfants, ces enseignants du bout du monde…
Être prof a demandé un long travail préparatoire, j’ai travaillé avec une journaliste, Lucile Hochdoerfer, pendant près de 6 mois et ensuite je suis partie en repérage au Bangladesh, au Burkina-Faso et au Liban parce que je cherchais un professeur qui enseigne aux réfugiés syriens installés dans des camps. Cela a pris près d’un an, pour avoir l’histoire et les personnages.
Le film nous entraîne au Burkina Faso, en Sibérie et au Bangladesh. Comment s'est déroulé le tournage dans ces parties du monde parfois difficiles d'accès ?
Heureusement bien ! J’avais une équipe de tournage d’enfer, une équipe tout terrain ! Le directeur photo, Simon Watel et l’ingénieur du son Michel Adamik sont non seulement de très bons professionnels, mais aussi des compagnons de route formidables.
On a tourné dans des conditions extrêmes : il faisait 40° au Burkina, -25° en Sibérie. Pour la technique ce n’était pas simple, faire fonctionner les générateurs dans le froid, faire attention que les câbles ne cassent pas…
Les tournages étaient longs et nous vivions chez l’habitant, tout près de nos professeurs. Ça a été dur mais on avait conscience de vivre des moments extraordinaires en filmant ces femmes au plus près.
Le plus compliqué : la Sibérie
La partie la plus difficile à tourner a été celle en Sibérie. Cela a été merveilleux mais difficile physiquement. D’abord, le voyage a duré 5 jours pour arriver jusqu’au campement Évenk : 2 avions, 2 trains, camion et moto neige. Les préparatifs avant le départ à moto neige et en traîneau ont été longs également parce que la vie dans la forêt en Sibérie est dangereuse. Sans feu, sans bois, la mort est très rapide avec ces températures.
Nous avons été guidés par Alexandra Lavrillier, anthropologue, chercheuse et professeur au CNRS, qui étudie la vie des Évenks depuis des décennies. Je n’avais pas pu rencontrer Svetlana avant, on s’était parlé par visioconférence.
Lorsqu’on s’est retrouvé sur le campement, nous n’avions pas beaucoup de temps pour faire connaissance et se faire confiance. Ensuite il a fallu s’adapter au mode de vie et aux températures… Nous dormions dans des tentes évenks dans lesquelles le matin la température était descendue à -20 degrés.
Quelle professeure du film vous a le plus impressionnée ?
J’ai une grande admiration pour Sandrine, Svetlana et Taslima mais je peux quand même dire que Taslima est la personne qui m’a le plus impressionnée.
Au début, j’ai rencontré une jeune femme frêle, discrète et timide et les jours passants j’ai réalisé qu’elle était un roc, inébranlable dans ses convictions et profondément dévouée aux filles de sa classe.
C’est elle qui va faire évoluer les mentalités dans son village. En douceur mais sans compromis. Elle arrive à convaincre les parents de dépasser les préjugés, les traditions. Elle essaie de leur donner de l’espoir, les convainc de croire en l’éducation et dans les capacités des jeunes filles à pouvoir être autonomes.
Je savais que Taslima avait réussi à convaincre son père et sa mère de ne pas se marier et je savais que régulièrement cela revenait sur le tapis. J’ai assisté à cette conversation qui revient systématiquement : "Bon Taslima il faudrait peut-être que tu te maries" mais je ne savais pas comment elle allait argumenter devant la caméra.
Lorsque nous avons tourné la séquence, je ne m’attendais pas à ce qu’elle tienne tête à ses parents avec des arguments aussi solides : elle voulait être le fils aîné que ses parents n’ont pas eu, elle voulait pouvoir s’occuper d’eux, ramener de l’argent et leur prouver qu’elle n’est pas inférieure à un homme !
"Le changement viendra des femmes"
Si les jeunes femmes au Bangladesh commencent à comprendre qu’elles sont aussi capables de gagner leur vie, d’avoir un métier, d’éventuellement de le choisir, c’est le début d’une liberté nouvelle et d’une éducation des filles différente. Si les jeunes femmes comprennent qu’être éduquées peut changer leur destin alors elles éduqueront leurs filles autrement.
La bataille de Taslima pour que les filles continuent l’école et évitent un mariage précoce, est en écho total avec ce qu’il se passe aujourd’hui dans le monde : en Iran, en Afghanistan où encore une bombe a explosé il y a quelques jours dans une des dernières universités mixtes du pays.
Les femmes luttent partout dans le monde pour avoir accès à l’éducation et pour leur liberté, Taslima se bat à sa manière pour la sienne et celle des jeunes filles de son village.
Le changement viendra des femmes, donc évidemment on doit les soutenir, mais ce n’est pas en plaquant les idées occidentales, en imposant nos manières de penser que ça changera, ça doit venir d’elles, de chez elles. Taslima a fait le bon choix mais il faut qu’elle soit épaulée par l’ONG qui l'emploie, par ce film, par l’UNESCO, par des organismes internationaux.
Le film montre la difficulté d'avoir accès à l'éducation dans certaines parties du monde et le dévouement de ces professeures pour pouvoir éduquer les enfants et leur offrir la possibilité d'un avenir différent. Était-ce votre intention dès le travail préparatoire ?
Oui, je voulais montrer que quand les professeurs ont la vocation de transmettre leur savoir chevillée au corps, ils font des miracles !
Je voulais saisir ce moment où le regard de l’enfant s’éclaire, des yeux dans lesquels apparaît une étincelle, une lueur, où tout à coup, ils comprennent, ils prennent confiance en eux, un début d’autonomie, de liberté peut se mettre en place pour eux, les portes s’ouvrent.
"Dans la transmission, il y a de l’affection et c’est ce qui permet de déplacer des montagnes."
Je voulais le montrer, pouvoir le filmer pour que les spectateurs que ce soient les enfants, les familles, les professeurs se rendent compte que ça marche, que c’est réel, que ça existe et qu’il faut continuer et aller au-delà...
Les profs le savent bien : quand ils vont au-delà de ce qu’ils ont à faire - ce qui est déjà beaucoup comme apprendre à lire, écrire, compter - qu’ils sortent du cadre, les enfants réagissent. Dans la transmission, il y a de l’affection et c’est ce qui permet de déplacer des montagnes.
Redonner à ce métier un peu de force
Il y a un parallèle intéressant à faire entre ces femmes qui parcourent des kilomètres pour éduquer dans des zones éloignées de tout, tandis qu'en France on peine à recruter des professeurs. Comment expliquez-vous cela ?
Il y a un problème de recrutement en France. On a assisté à une rentrée où il manquait 4000 professeurs, c’est énorme et ça ne va pas cesser de s’aggraver, mais en réalité ce problème est mondial.
Pour que l’enseignement primaire et secondaire soit universel en 2030, il faudrait 69 millions de professeurs supplémentaires dans le monde. Cela veut dire qu’un très grand nombre d’enfants n’ont pas accès à l’éducation car les professeurs ne sont pas présents.
Il est donc très important de redonner à ce métier un peu de force. Je ne fais pas de politique mais je témoigne de cette vocation et de ce qu’elle arrive à changer dans le monde, l’importance de ce métier qui est la clé de voûte de la construction des hommes et des femmes de demain.
En quelque sorte, j’alerte sur ce besoin indispensable et nécessaire à la construction de nos enfants et à la marche du monde d’une manière générale donc c’est un cri du cœur, un cri d’amour.
En tout cas ce qui me semble indispensable, c’est d’agir, de continuer à se battre pour que les jeunes aient envie de faire ce métier, il faut évidemment, si on rentre dans les détails, revaloriser les salaires, leur donner un sentiment de liberté tout en les accompagnant, les laisser prendre des initiatives…
Moi je suis là pour leur dire : vous faites des miracles, on croit en vous, on a besoin de vous alors surtout ne lâchez rien et continuez à nous apporter cette liberté.