À Cannes en mai 2022, Rodeo a fait l'effet d'une bombe, embarquant les festivaliers dans son monde inédit, sa mise en scène effrénée et la vie de ses héros passionnés et jusqu'au-boutistes.
Aux commandes et en tête d'affiche de ce film coup de cœur, Lola Quivoron, une réalisatrice à la poigne ferme, et Julie Ledru, incandescente révélation. Nous les avons rencontrées. Le temps pressait car elles étaient toutes deux attendues pour présenter leur film aux festivaliers.
UN MILIEU INÉDIT ET INTERDIT
Elle est souriante, généreuse et disponible malgré le timing serré mais lorsqu'on l'interroge sur ses débuts, l'actrice Julie Ledru va droit au but : ce qui la définit le mieux et depuis toujours, c'est sa passion pour la moto.
"Je viens du 95, j'ai étudié la restauration gastronomique mais ce n'était pas ce qui me plaisait. J'ai donc fait de l'intérim. J'étais passionnée de moto depuis toute jeune, du jour où j'ai vu une photo de ma mère sur une bécane de cross. Elle nous racontait à moi et à mon frère les sorties avec son copain de l'époque. Cela nous faisait rêver.
Un jour, le père de mon frère lui a offert sa propre moto et on a essayé ensemble. Au bord de l'Oise, on a appris à passer les vitesses. On s'est adapté, on a fait beaucoup de moto en forêt. Jusqu'au jour où je me suis ennuyée de ces mêmes circuits dont je connaissais le moindre caillou, le moindre trou."
C'est alors grâce aux réseaux sociaux et plus précisément à Instagram que la jeune femme découvre l'activité dite du cross bitume.
"Je me suis intéressée à la pratique jusqu'au jour où je me suis dit qu'il fallait que j'aille la voir de mes propres yeux. On m’a dit que j’étais folle, que c’était dangereux car il y a énormément de gens sur la même ligne. Tu ne connais pas ce milieu-là, on a l'habitude d'être entre nous, me disait-on.
On m’a lâchée, j’y suis donc retournée seule. Ce bonheur incroyable d’être sur une seule ligne justement, sur mes deux roues, de sentir quelqu’un me frôler, l’autre qui touche le sol avec sa main. Et moi au milieu de cette bulle, de ce tourbillon. J'ai eu une révélation et je n'ai plus quitté le bitume."
Il y a eu un étonnement de voir une nana arriver seule, se déplacer là où internet me disait de le faire. C'était assez courageux !
Au même titre que l'héroïne jusqu'au-boutiste et enflammée qu'elle incarne dans Rodeo, Julie Ledru infiltre alors le milieu très masculin du rodéo urbain et tente de s’y faire une place, ce qui n'a rien de simple :
"Il y a eu un étonnement de voir une nana arriver seule, charger sa moto seule dans son coffre de voiture, se déplacer là où internet me disait de le faire. C’était assez courageux, on me l’a souvent dit. Mais avec mon assurance je répondais : "Qui va m’arracher là, c’est une blague, moi je suis un bonhomme. S’il faut qu’on se batte, on va se battre."
Ma moto, je l’ai humanisée, elle soignait mes bas, lorsque j’avais des bas. Julia, mon personnage dans Rodeo, c’est moi Julie mais la Julie d’avant. L’insouciance, la jeunesse, la connerie !"
Et le hors cadre aussi ? "C'est vrai que mon héroïne n’est pas casée, n’est pas binaire. Lola a travaillé sur un décasement, un non-genre. C'est super intéressant parce que la femme d’aujourd’hui a besoin de savoir que si elle porte un jogging ou a des poils sous les bras, on s’en fout tant qu’elle est bien au moment où on parle. Lola et moi avons travaillé sur sa liberté d'être."
UNE MISE EN SCÈNE PHYSIQUE AU PLUS PRÈS DES CORPS "DÉCASÉS"
Cette liberté du non-déterminé, on la doit à la susnommée Lola et à ses convictions.
"C'est un film sur le regard", nous a-t-elle à son tour confié, ravie d'être là et disponible pour continuer la conversation plus tard si, par manque de temps, on ne l'a pas terminée. "Mon film se bat contre les différents types de stéréotypes. Le personnage de Julia est toujours renvoyé à des assignations fortes, des stigmates. Antillaise, femme etc. Cela m’importait d’introduire ce corps-là soi-disant étranger dans ce milieu plutôt masculin."
Il y a une philosophie de vie dans la bike life, on vit pour la bécane. Il y a un rapport à la vie et à la mort très fort.
Lola c'est Lola Quivoron donc, cinéaste de poigne derrière Rodeo, qui nous offre avec son premier long métrage au style féroce, une incursion interdite dans un milieu inédit, celui de la "bike life" qu’elle connaît très bien pour l’avoir exploré depuis 2015, avec notamment un court métrage, un clip et un moyen métrage.
"Il y a une philosophie de vie dans la bike life, on vit pour la bécane. Il y a un rapport à la vie et à la mort très fort dans ce milieu. Le film épouse certains contours du fantastique par rapport à ce thème-là. Il y a un aspect poétique, du spectaculaire, de la pratique avec ses figures faites sur le fil du rasoir.
On parle d’une pratique qui a grandi dans les quartiers populaires. Le film aborde aussi cela, mais pas frontalement. Ce sont des familles alternatives qui se construisent à un endroit où les vraies familles sont peut-être détruites ou en décomposition."
Une famille mise en scène ici, à qui la réalisatrice issue de la Fémis a donné toute liberté de composer, forte de son casting de non professionnels, très incarné.
UN SCÉNARIO CHIFFONNÉ AU PROFIT D'UNE HISTOIRE ASSIMILÉE PUIS IMPROVISÉE
"La Fémis est un vrai laboratoire pour créer des choses, apprendre le métier. Il y a un aspect physique que j'aime beaucoup dans le cinéma, c'est d'être là, de regarder. Je mets très peu de distance entre les comédiens, le jeu et mon regard. Je suis très proche d'eux. Plus c'est concret, physique, plus je suis là. J'aime beaucoup le gros plan parce qu'on est à lire dans l'âme de nos personnages.
Pour moi le cinéma est là pour créer du lien, là où il n'y en a pas eu forcément. Je travaille avec les énergies et je n'aime pas parler de direction d'acteurs qui est un terme qui renvoie aux enjeux de pouvoirs propres au milieu du cinéma et à son système. Le pouvoir de regarder est un pouvoir, on ne peut le nier, mais on peut aussi déplacer les choses."
Sur son plateau, elle préfère ainsi se définir telle un guide pour les comédiens, à qui elle n'a d'ailleurs pas forcément donné le scénario, ce "document qui est un peu à jeter à la poubelle au moment de tourner car il est comme une cartographie pour une équipe en train de voguer sur la mer. Il y a quelqu'un qui tient le gouvernail et catalyse l'énergie et qui en même temps garde le cap. Aussi Julie l'avait lu, Antonia Buresi qui est ma compagne dans la vie, qui a participé à l'écriture et joue Ophélie, l'avait lu aussi. Les riders, eux ne l'ont jamais lu."
Lola a pu chiffonner le script en nous disant que c'était à nous de jouer
Pour Lola Quivoron, le travail se fait en effet en amont du tournage, chaque comédien devenant responsable de son personnage. "Il a le vécu incarné du personnage de fiction qu’il a rencontré pendant les trajectoires de préparation. J'ai raconté l'histoire en long, en large, en travers et une fois que le comédien a compris les enjeux, s'en est imprégné, sur le tournage il doit reconvoquer les moments d'improvisation lors de la préparation."
"On a pu faire de l'improvisation", se réjouit également Julie Ledru. "On avait un texte mais en amont on a travaillé pas mal de choses comme la colère. Celle de mon personnage est très intense et il fallait assumer ses émotions," complète-t-elle. "Grâce à ces semaines de préparation, Lola a pu arriver sur le tournage du film et chiffonner le script symboliquement en nous disant qu’on connaissait l’histoire et que c’était à nous de jouer."
"Catalyseur d'énergie, toujours en mouvement", Lola Quivoron ne s'est "jamais assise sur le tournage, tout le temps debout, à galoper," et cela se sent. En témoigne le style très physique et engagé de Rodeo, film explosif au plus près des corps de ses personnages puissants. Un film ancré dans son milieu plein de bruit et de fureur, qui ne pourra qu'enflammer les salles de cinéma en cette rentrée et qu'il ne faut surtout pas rater.
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