Comment représenter à l’écran les tourments de l’âme ? C’est le défi que s’est lancée Céline Devaux avec Tout le monde aime Jeanne, son premier long-métrage. La réalisatrice nous offre un bijou d’inventivité en mêlant la comédie et l’animation pour décortiquer les angoisses qui traversent un esprit mélancolique et brisé, celui de Jeanne que vous allez forcément aimer.
Jeanne est surendettée après la faillite de son entreprise écologique qui faisait d’elle une superwoman. Elle se rend alors à Lisbonne pour mettre en vente l’appartement de sa mère décédée un an auparavant. Dès son arrivée à l’aéroport, Jeanne se retrouve embarquée dans un enchaînement ubuesque de rebondissements rythmés de rencontres et retrouvailles, qui vont peu à peu lui redonner le goût des choses, et surtout le goût d’elle-même.
AlloCiné a pu s'entretenir avec la réalisatrice lors du Festival de Cannes où le film, porté par Blanche Gardin et Laurent Lafitte, a été présenté en avant-première à la Semaine de la Critique.
AlloCiné : Vous avez réalisé plusieurs courts métrages et vous mettez en scène votre premier long-métrage avec Tout le monde aime Jeanne. Qu'est-ce qui vous a donné envie de passer au long-métrage ?
Céline Devaux : J'avais un peu la sensation que c'était le moment de réaliser un long métrage. Je ne sais pas si c'est une très bonne raison de sentir cette urgence là, parce que la meilleure raison, c'est d'avoir une histoire à raconter. Cela a rendu l'écriture un peu compliquée parce que il a fallu que je réduise les thèmes qui m'intéressait pour que je sois dirigée par un personnage et pas seulement par mes intérêts dans la vie.
Et du coup, j'ai commencé à écrire après "Gros chagrin" et j'ai rencontré Sylvie Pialat avec une ébauche de scénario. On a eu une rencontre incroyable, une entente parfaite. Ça a été vraiment très fort et elle m'a accompagnée tout de suite. Le fait d'être aussi bien accompagnée m'a permis d'écrire mieux et de faire avancer le film.
Est-ce que vous avez pensé directement à Blanche Gardin pour le personnage de Jeanne ?
Au début, je ne pensais à personne en particulier et d'ailleurs c'était difficile d'écrire parce que j'ai du mal à écrire dans le vide. Et à un moment, j'ai commencé à imaginer que ce serait Blanche alors que je ne la connaissais pas. Je n'avais aucune chance qu'elle me dise oui. Mais ça m'a énormément aidé sur l'écriture du personnage parce que j'ai beaucoup d'admiration pour Blanche. Alors quand elle a lu le scénario et qu'elle a dit oui, c'était une joie immense.
Le personnage de Jeanne a beaucoup d'angoisses et de questionnements intérieurs qui sont catalysés dans cette petite voix intérieure. Le public pourra facilement s'identifier à ce personnage et à l'histoire de Jeanne. Est-ce que vous vous êtes inspiré d'expériences personnelles pour cette histoire ?
Il y a beaucoup de mon expérience personnelle ou de mon rapport à la mélancolie. Mais je pense que c'est assez universel. On traverse tous des milliers de petites barrières dans nos vies, que ce soit dans une conversation, dans une situation à cause de la timidité, la honte, la peur, le souvenir ou la projection d'un futur qu'on croit connaître. Et en fait, on se trompe.
C'est ça qui m'a toujours attiré en termes de narration, que ce soit dans la littérature de Virginia Woolf, Jonathan Franzen, Philip Roth ou même Flaubert. Ce sont des écrivains de l'intériorité et qui considèrent que ce que l'on vit à l'intérieur de soi est une aventure. C'est aussi intéressant et ça peut être épique parce qu'on peut faire ce qu'on veut comme aller dix ans en arrière, revenir, imaginer cinq ans plus tard, être extrêmement triste, puis extrêmement heureux.
C'est un concentré dans notre cœur à l'instant T, complètement diffracté. Et je pense qu'au cinéma, c'est un défi encore plus intéressant parce que le cinéma est fait pour cacher l'intériorité. On est avec les gens, par leur peau, par leurs mouvements. On est en catharsis, mais on n'est jamais à l'intérieur ou en tout cas rarement. Ou alors c'est très conceptuel. Et ça, c'est génial.
Tous les personnages dans mes films s'appellent Jean. C'est peut-être une sorte de coquetterie d'écriture mais j'aime bien l'idée qu'il y ait des prénoms qui se déplacent de film en film. Et en plus, c'est un prénom générique mais identifiable et pas connoté. J'aime bien cette association entre Jeanne et Jean, ça fonctionne bien.
C'est vrai qu'il est difficile de mettre en images ce qui se passe à l'intérieur de nos têtes. Et pour ce faire, vous avez choisi de représenter la petite voix à travers l'animation. Quelle technique utilisez-vous ?
La technique d'animation que j'utilise est la même depuis que j'ai commencé à faire des films. Je travaille à la main et c'est de la peinture acrylique sur PVC sur une table lumineuse et j'ai un appareil photo dessus. Je fais évoluer mes personnages en les grattant un peu comme sur un tableau. Donc en fait, je ne change pas de support et c'est étonnamment rapide pour de l'animation traditionnelle. Et surtout, ça me permet d'improviser.
Les personnages principaux s'appellent Jeanne et Jean. Pourquoi avoir choisi ces noms en particulier ?
En fait, tous les personnages dans mes films s'appellent Jean. C'est peut-être une sorte de coquetterie d'écriture mais j'aime bien l'idée qu'il y ait des prénoms qui se déplacent de film en film. Et en plus, c'est un prénom générique mais identifiable et pas connoté. J'aime bien cette association entre Jeanne et Jean, ça fonctionne bien.
Ce qui fonctionne bien aussi, c'est l'alchimie entre ceux qui les incarnent, Blanche Gardin et Laurent Lafitte. Comment s'est passé le tournage avec eux ?
Je me suis retrouvée avec un casting de gens extrêmement talentueux, extrêmement expérimentés, bien plus que moi puisqu'ils sont tous les deux scénaristes en plus. Et donc c'était un tournage d'une immense exigence. Il n'y a pas droit à l'erreur. Mais c'est intéressant parce que, de toute façon, je suis habituée à faire de l'animation donc ce que je tourne, soit je l'utilise, soit je le jette. Et bien là, en fait, c'était dans la même veine, c'est à dire qu'il fallait bien bosser.
Mais c'était une telle joie de les voir jouer ensemble. C'était tellement génial à filmer l'association de ces deux très gros acteurs et en plus avec une proposition de grande sobriété. Comme le film comporte déjà sa dose de grotesque, le jeu des comédiens ne pouvait pas du tout l'être. Il fallait de la sobriété et de la tendresse.
Vous transportez vos personnages à Lisbonne, au Portugal. Qu'est-ce qui a motivé ce choix de lieu ?
Je voulais faire une comédie de l'angoisse, de la dépression et en fait ça m'est arrivée lors d'un voyage professionnel à Lisbonne. La ville était sublime et les décors somptueux mais j'étais déprimée. Le fait de voir une ville aussi belle et de sentir que tous mes sens étaient coupés, c'était presque une provocation. Il y avait la mer qui scintillait et ces superbes immeubles multicolores mais j'étais malheureuse comme des pierres.
Et c'est encore pire de ressentir ça dans un endroit magnifique que dans un endroit laid. Et puis Lisbonne, c'est la madone sacrificielle d'une Europe en crise qui a fait payer certains pays et pas d'autres. C'est une ville qui a été vendue, dont tout le monde prend des photos sans s'intéresser aux locaux. Ça raconte aussi notre Europe.
Ça raconte également une course au succès avec le parcours de Jeanne et son grand projet qui tombe à l'eau. C'est d'autant plus punitif pour une femme lorsqu'elle est face à l'échec après avoir eu son grand moment de gloire.
Exactement, c'est tellement important de réussir. On met tellement en avant la réussite des femmes de manière hypocrite. Cette valorisation de la femme qui fait tout - celle qui a une carrière, des enfants et un couple heureux - c'est un mensonge absolu parce qu'en fait c'est dévaloriser chacun des éléments de cette vie là et c'est demander aux femmes de faire ce que les hommes n'ont jamais fait.
On a jamais mis en couverture d'un magazine un homme qui était un excellent père et un chef d'entreprise. Ce qui ne veut pas dire que c'est un mauvais père. Mais c'est débile de dire ça. C'est comme si on pouvait diviser sa vie en deux parties et on ne demande ça qu'aux femmes. C'est une vision hyper spéculative de la vie socialement juste.
Un autre aspect important du film qui ajoute énormément de chaleur c'est sa musique. Celle de Flavien Berger.
En fait, c'est mon ami depuis les études et il a fait la musique de tous mes films, y compris les énormes ratages, y compris les projets étudiants que personne n'a jamais vu. J'ai aussi réalisé certains de ses clips et on forme un duo d'immense amitié et de collaboration artistique depuis dix, quinze ans.
Donc, il a évidemment fait la musique de Tout le monde aime Jeanne. Il faut savoir que Flavien est une des premières personnes à qui je parle de mes idées. Quand je commence à écrire, il se penche sur la musique et la travaille avant que je tourne. Il est capable de me livrer trois heures de musique ! J'écoutais de la musique sur le plateau qu'il avait déjà composé juste en imaginant l'histoire.
Est-ce que vous avez déjà d'autres projets de longs métrages en cours ?
Oui, je suis déjà en train d'écrire, parce que l'envie de poursuivre dans cette direction est forte. Mais c'est secret pour le moment.
Propos recueillis par Mégane Choquet le 23 mai 2022.