De quoi ça parle ?
Depuis vingt-cinq ans, la République Démocratique du Congo est déchirée par une guerre largement ignorée des médias et de la communauté internationale. Les victimes se comptent par centaines de milliers, voire par millions. Les auteurs de ces crimes sont innombrables : des mouvements rebelles, mais aussi des armées, celles du Congo et des pays voisins… Tous semblent pris dans un vertige de tueries, pour le pouvoir, pour l’argent, pour s’accaparer les richesses du Congo en toute impunité, et dans l’indifférence générale.
Requiem pour un massacre
Oslo, le 10 décembre 2018. Le Dr. Denis Mukwege, récipiendaire du Prix Nobel de la Paix cette année-là, prononce son discours de remerciements. "Je m’appelle Denis Mukwege. Je viens d’un des pays les plus riches de la planète. Pourtant, le peuple de mon pays est parmi les plus pauvres du monde. La réalité troublante est que l’abondance de nos ressources naturelles - or, coltan, cobalt et autres minerais stratégiques - alimentent la guerre, source de la violence extrême et de la pauvreté abjecte au Congo.
Au moment même où je vous parle, un rapport est en train de moisir dans le tiroir d’un bureau à New York. Il a été rédigé à l’issue d’une enquête professionnelle et rigoureuse sur les crimes de guerre et les violations des droits humains perpétrés au Congo. Cette enquête nomme explicitement des victimes, des lieux, des dates mais élude les auteurs. [...] Qu’attend le monde pour qu’il soit pris en compte ? Il n’y a pas de paix durable sans justice. Or, la justice ne se négocie pas".
Il sait de quoi il parle; lui qui fut le témoin direct de massacres survenus dans son propre hôpital situé dans la région du Kivu, en octobre 1996. Les premiers d'une interminable série, toujours en cours... Son discours, à la résonnance aussi poignante qu'éminemment douloureuse, constitue le point d'ancrage d'un puissant et terrible documentaire, L'empire du silence.
Cet empire, c'est d'abord celui d'un immense pays, grand comme quatre fois la France, traversé par le fleuve Congo qui constitue sa colonne vertébrale, et possédant une des plus grandes forêts équatoriales au monde. Ce silence, c'est évidemment l'immensité du nombre de toutes ces victimes de massacres, anonymes ou non, qui se comptent par centaines de milliers, au moins.
Des victimes dont l'écrasante majorité de leurs bourreaux continuent de mener une existence en toute impunité. Un silence aussi assourdissant du côté de la communauté internationale, en dépit des enquêtes menées par les instances de l'ONU et de leurs preuves accablantes, soulignant encore une fois l'impuissance d'une institution face aux jeux et calculs politiques d'un cynisme absolu.
Parcourant le Congo caméra au poing depuis plus de trente ans, le cinéaste Thierry Michel, grand nom du documentaire, a été témoin des combats, des souffrances mais aussi des espoirs du peuple congolais. Relayant le plaidoyer du Docteur Mukwege, et dans la continuité de son précédent film L’homme qui répare les femmes, il retrace les enchaînements de cette impitoyable violence qui ravage et ruine le Congo depuis un quart de siècle.
Car si le génocide survenu au Rwanda entre avril et juillet 1994, qui fit entre 800.000 et 1 millions de morts, est connu du grand public, beaucoup ignorent que cette tragédie fut suivie d'un Acte II, alors que les colonnes de réfugiés traversaient la frontière du Rwanda pour se disséminer en RDC, pourchassés notamment par les forces de celui qui est actuellement le président du pays depuis 22 ans, Paul Kagame.
En fait, L'empire du silence est en quelque sorte une suite directe d'un précédent et extraordinaire documentaire de Thierry Michel sorti en 1999, Mobutu roi du Zaïre, qui s'achevait justement par la chute du dictateur Zaïrois, renversé en 1997 par une coalition dans laquelle Kagame jouera un rôle essentiel. Là aussi, le prétexte humanitaire de cette intervention ne sera évidemment que pure façade; les visées des pays voisins du Congo étant clairement les immenses richesses de son sous-sol...
Toujours extrêmement pédagogue dans le propos, un élément essentiel d'ailleurs au regard de la grande complexité du jeu des alliances et des enjeux régionaux, L'empire du silence s'enrichit largement par l'éclairage apporté par de nombeux témoignages, à la fois d'acteurs clés (comme Navi Pillay, présidente du Tribunal Pénal International pour le Rwanda, de 1999 à 2002) et de victimes survivantes des violences.
Des témoignages terribles, qui sont accompagnées dans le documentaire par des images parfois à la limite du soutenable, autant vous prévenir. Et, in fine, de nourrir une passionnante et vertigineuse réflexion sur la propension de l'Afrique, à travers le cas emblématique de la RDC, à produire de la violence non régulée, systématique, planifiée, et coordonnée.
Des violences et des massacres qui semblent toujours plus gagner en intensité et en horreur absolue (l'ONU ouvrira même une enquête en janvier 2003 à propos d'actes de cannibalisme survenus au Nord Kivu en RDC). Des violences civiles et politiques, religieuses et communautaires, à toutes les échelles. Dans cette logique de réflexion et dans ce qu'il donne à voir et à comprendre, l'impact laissé par L'empire du silence est foudroyant et profond, avec la vigueur d'un sacré uppercut.