Le film Suprêmes, qui retrace les premières années du groupe de rap NTM, se termine au moment d'un concert mythique pour les fans : le Zénith du 24 janvier 1992. Olivier Cachin, journaliste musical et biographe d'NTM, était dans la salle à l'époque, et se souvient :
C'est un moment historique pour plusieurs raisons. C'est la première fois qu'un groupe de rap français investit une scène aussi importante : 6000 personnes (...) et puis aussi parce qu'un concert ça dure 1h30, 1h40 minimum, et là on est face à un groupe qui a à peine un album, sorti tout juste il y a quelques mois.
Pour relever le défi, Kool Shen va donc prendre les choses en main : "il s'est tapé pour réussir à faire un vrai show avec... dix chansons. Donc le break DJ, les danseurs, trouver de nouveaux enchainements, faire tourner les morceaux d'une façon efficace et faire en sorte que le public en ait pour son argent, J'y étais et je peux vous dire qu'au niveau scénographie (...), c'était incroyable pour un groupe qui quelques mois avant était encore en dilettante".
"Il faut rendre à Kool Shen ce qui est à Kool Shen, c'est lui qui a cette obsession de la perfection, de faire quelque chose qui tienne la route, et il y arrive avec du travail, avec des heures et des heures à répéter, à se prendre la tête car c'est un grand anxieux et à finaliser cette scénographie impressionnante et cette intro avec Excalibur !"
"Police, machine matrice décervelée"
Après ce Zénith, NTM est déjà un groupe de rap incontournable. Un peu plus d'un an s'écoule ensuite, avant que ne sorte 1993... J'appuie sur la gâchette, le deuxième album du groupe. On y trouve notamment le brûlot "anti-flics" Police, l'interrogation sociale Qui paiera les dégâts ? et le sujet du suicide avec J'appuie sur la gâchette, mais l'album ne rencontre pas le succès attendu. Il ne deviendra culte qu'en 1997, date de sa réédition.
Deux ans s'écoulent, ponctués par une prestation au Palais des sports et un duo avec Raggasonic sur leur titre Aiguisé comme une lame, avant la sortie d'un nouvel album : Paris sous les bombes, en 1995. Exit DJ S, le DJ historique du groupe pour "manque de productivité" (dixit Kool Shen dans Suprême NTM d'Olivier Cachin) et bienvenue plusieurs compositeurs dont d'anciens membres du collectif Assassin.
"Qu'on nous prenne un peu plus, un peu plus au sérieux"
Ce troisième album est porté par plusieurs singles devenus des classiques, dont Qu'est-ce qu'on attend, appel à l'insurrection envers la répression étatique et une société qui méprise les minorités de banlieue. Le titre rappelle -volontairement ou non- le Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux de Ray Ventura, sorti en 1938. Autre époque, autre ambiance !
On y trouve aussi un single adoré de la plupart des fans et de Kool Shen : La fièvre. Le titre sera souvent absent des retours sur scène du groupe car JoeyStarr s'y opposera, rappelant que le titre est né comme d'un défi de faire une chanson qui pourrait passer en radio, rien de plus. Elle fera en effet le tour des ondes, devenant le premier succès "mainstream" d'NTM.
Enfin, l'album se permet Tout n'est pas si facile, titre revenant sur les origines du hip-hop français et les débuts du groupe, y compris les embrouilles entre ses deux stars principales : "Il n'y avait pas de règle, pas de loi / Non surtout pas de contrat / Pas de problèmes entre toi et moi / Tout était clair, du but à la manière". L'album contient d'autres titres mythiques comme Paris sous les bombes (de peinture !) ou le léger Pass pass le oinj.
"Mais aujourd'hui j'ai peur, car l'horloge a tourné, a tourné..."
1998 est une grande année du rap français, car nombre d'albums mythiques sont en effet sortis durant cette période. En février, Kool Shen s'ajoute une casquette de producteur pour le premier album de Busta Flex, rappeur qu'il croise dans les couloirs du label Sony. On y trouve une "prod" signée JoeyStarr ainsi qu'un featuring avec NTM et deux mois plus tard sort Suprême NTM, nouvel (et dernier) album studio du groupe.
Culte de sa première seconde à sa dernière, le disque contient une multitude de titres phares comme Back dans les bacs, Laisse pas traîner ton fils, That's My People ou Seine-Saint-Denis Style. L'énorme carton sera Ma Benz, en duo avec Lord Kossity, qui inondera les radios un mois à peine avant leur concert au Zénith, dont Busta Flex et Zoxea assurent la première partie.
"Toi petit bonhomme la partie sombre du Nique Ta Mère ? Arrête ou j'me vé-nèr !"
Deux singles de cet album sortent en 1999, That's My People et Pose ton gun mais plusieurs dates de concert (dont un Parc des Princes) sont annulées du fait des ennuis judiciaires de JoeyStarr. Par ailleurs, les deux artistes viennent de chacun créer un label rap : IV My People pour Kool Shen et B.O.S.S. pour JoeyStarr.
La séparation arrive la même année par Kool Shen, qui annonce qu'il veut faire un break. Le duo ne traîne plus ensemble, n'a pas le même entourage ni les mêmes centres d'intérêt. Plus le temps passe, plus le temps de présence de JoeyStarr sur les albums de NTM diminue du fait de son manque de présence en studio.
Mais la musique continue : Kool Shen sort l'album solo de Zoxea A mon tour d'briller et des mixtapes de son collectif, là où BOSS mise davantage sur les compilations, dont la première permet notamment au grand public de découvrir Sniper, qui deviendra un groupe majeur de la décennie à venir.
En 2000, sort l'album du concert au Zénith donné deux ans plus tôt, et en parallèle le documentaire Authentiques, sur les coulisses de la tournée, réalisé par Alain Chabat et Stéphane Begoc. Dernier projet labelisé NTM, l'album Le Clash voit les équipes BOSS et IV My People remixer d'anciens titres du groupe et sort en 2001.
"Toute tentative nous montrait qu'on avait vraiment trop d'ego"
Ensuite, la séparation artistique est consommée. Chacun part s'occuper de son label : Joey et BOSS animent des nocturnes sur la radio spécialisée Skyrock et "Kool le Shen" se lance à fond dans IV My People. Le succès ne sera pas régulièrement au rendez-vous, et il décidera de mettre la clé sous la porte en 2005 et JoeyStarr fera de même avec BOSS en 2013.
"Kool Shen ou JoeyStarr en solo, c'est le même problème que Roger Waters ou Mick Jagger, ça a beau être les instigateurs d'un truc énorme, quand il n'y a pas la marque, le nom, le public dit "c'est bien, mais c'est pas pareil", résume Olivier Cachin. "Les deux sont de grands artistes, il y a des morceaux super, mais il n'y a pas en solo ce qu'il y a lorsqu'ils sont réunis". Et d'enfoncer le clou :
L'un sans l'autre, ce sont de grands artistes, mais l'un avec l'autre c'est NTM.
Chacun évolue donc de son côté. Didier Morville se faisant une place comme acteur de cinéma et Bruno Lopes aux plus grandes compétitions de poker, chacun continuant en parallèle de sortir des albums solo.
"On a grandi ensemble, on a construit ensemble"
Malgré leur brouille et quelques clashs par média ou morceaux interposés, ils reforment NTM en 2008 le temps de plusieurs concerts à Bercy puis d'une tournée intitulée "On est encore là". NTM devient le premier groupe de rap à remplir le Parc des Princes et accueille la nouvelle génération avec le groupe Sexion d'Assaut en première partie. Le succès est colossal, comme s'en rappelle Olivier Cachin :
Qu'un groupe qui disparaît pendant dix ans se reforme et fasse 5 Bercy alors qu'ils n'ont pas de nouvel album, il n'y a pas de précédent, surtout dans une musique comme le rap qui est une musique de l'instant.
Là encore, huit ans s'écoulent avant qu'en 2018, une nouvelle tournée soit annoncée en plus de deux titres inédits : Sur le drapeau en featuring avec Sofiane et Mosh Pit pour lequel ils travaillent avec le collectif FFB et retrouvent Lord Kossity. Ces concerts sont censés être "la Der" d'NTM, mais comme le dit Olivier Cachin :
"Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir, et il n'est jamais exclu qu'il y ait un retour, quoi qu'en disent les protagonistes, qui ont passé des années à dire qu'ils ne se remettraient jamais ensemble. (...) Il ne faut jamais croire un artiste qui dit "c'est fini, on s'en va".
Propos recueillis par téléphone le 19 novembre 2021.