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    L'Événement : rencontre avec Audrey Diwan, réalisatrice de ce film choc sur l'avortement clandestin
    Brigitte Baronnet
    Passionnée par le cinéma français, adorant arpenter les festivals, elle est journaliste pour AlloCiné depuis 13 ans. Elle anime le podcast Spotlight.

    Rencontre avec Audrey Diwan, réalisatrice de "L'Evénement", diffusé sur Canal + ; lauréate du Lion d'or du meilleur film au Festival de Venise pour son puissant film.

    De quoi parle L'Evénement ?

    L'Evénement est adapté d'un roman d'Annie Ernaux, sorti en 2000. Ce récit autobiographique relate un avortement clandestin, dans les années 60.

    Le synopsis officiel du film se présente ainsi : "Je me suis faite engrossée comme une pauvre. L’histoire d’Anne, très jeune femme qui décide d’avorter afin de finir ses études et d’échapper au destin social de sa famille prolétaire. L’histoire de la France en 1963, d’une société qui condamne le désir des femmes, et le sexe en général. Une histoire simple et dure retraçant le chemin de qui décide d’agir contre la loi. Anne a peu de temps devant elle, les examens approchent, son ventre s’arrondit… "

    Un film puissant, qui marque d'abord par la force et l'importance de son sujet. Les choix de mise en scène d'Audrey Diwan contribuent énormément à faire fortement résonner ce film en chacun. Le sujet de l'avortement clandestin n'avait encore jamais été relaté ainsi au cinéma. Le film a pour ambition de se mettre au plus près de ce que traverse son personnage. Rencontre avec la cinéaste, lauréate du Lion d'or à Venise avec ce film.

    AlloCiné : Parlons d'abord de vos choix de mise en scène. Le sujet est fort, avec des partis pris forts de metteuse en scène...

    Audrey Diwan, coscénariste et réalisatrice : Il y a deux dimensions fondamentales pour moi, qui sont évidemment l’histoire de l’avortement, mais aussi celle du désir. C’est le portrait d’une jeune femme. C’est le portrait de cette jeunesse, et j’avais envie d’investir ces deux champs et de le faire de la manière la plus en prise, et la plus puissante possible.

    J’avais envie que le film soit comme un genre d’expérience.

    La question que je me posais en lisant le livre d’Annie Ernaux qui m’a vraiment marqué était : comment faire pour ne pas regarder Anne, mais être elle ? J’avais envie que le film soit comme un genre d’expérience. L’immersion n’annule pas le regard du réalisateur ou de la réalisatrice ; je voulais que se conjuguent deux regards.

    Je voulais qu’on ait le sentiment d’être cette jeune fille qui découvre son corps. Car, dans tous les cas, que ce soit en matière d’avortement, quand elle rentre dans la clandestinité, et en matière de liberté sexuelle, c’est l’histoire d’une jeune fille qui découvre son corps.

    C’est l’histoire d’une jeune fille qui découvre son corps.

    Ensuite, avec mon équipe, j’ai cherché une grammaire adéquate, et c’était passionnant comme exercice. Parce qu’il fallait d’abord que toute l’équipe travaille ensemble, comme un orchestre millimétré.

    Je n’aime pas enfermer les choses, j’aime que sur le plateau il y ait une forme de liberté de création, et c’est en elle que je puise l’envie. On cherchait beaucoup comment mettre en place, en répétant pas mal cette chorégraphie.

    La première chose était que le chef opérateur – Laurent Tangy – trouve un rythme commun avec la comédienne Anamaria Vartolomei, puisqu’il fallait faire oublier la caméra, donc trouver une manière d’avancer ensemble, un rythme, qui se rapprocherait presque d’un exercice de danse.

    Conjointement, il fallait que la personne qui s’occupe du focus travaille de concert, car quand elle tourne la tête, on pose les yeux là où elle pose les yeux. Travailler sur ce sentiment de rentrer dans sa vie et dans son corps. Cela demandait de faire jouer tous les sens au même moment.

    Je voulais qu’on soit dans cet état, comme ça, dans sa tête, avec cet étau qui se resserre.

    On l’a ensuite fait au son. Quand elle tourne la tête, son attention se pose à un endroit. Elle rentre dans un moment de vie qu’on pourrait qualifier de plus paranoïaque puisqu’elle ne sait jamais qui peut potentiellement l’aider. C’est le principe de la clandestinité qui peut la confondre. Et donc je voulais qu’on soit dans cet état, comme ça, dans sa tête, avec cet étau qui se resserre.

    Parlant de grammaire cinématographique, pour moi, l’autre dimension très importante, c’était le choix du cadre. Avec ce format 1:37, plus on avance dans l’histoire, plus ça me permet d’être dans le dos de l’héroïne, de pousser avec elle les portes, sans jamais savoir qui est de l’autre côté, et ce qu’il va se passer.

    Car ce que je retiens de cette histoire est qu’elle est tissée de hasards. Une jeune femme qui rentre dans cette clandestinité ne sait jamais ce qu’il va se passer. Dans un format carré, on ne voit pas arriver les personnages, mais ils surgissent dans le champ. Je voyais se dessiner une idée du film qui me plaisait avec ce choix.

    Wild Bunch

    Ce format 1:37 est le même que Mommy de Xavier Dolan par exemple ?

    Oui, le 1:37, c'est aussi celui d'Ida de Pawel Pawlikowski, qui travaille beaucoup avec ça. C'est aussi le format de La Collectionneuse de Rohmer. C'est un format qui a voyagé dans l'histoire. Récemment, j'ai vu Beginning, le film de Dea Kulumbegashvili, qui a gagné quatre prix à San Sebastian l'année dernière.

    C'est intéressant parce qu'elle l'emploie pour traiter le très large comme des tableaux, quelque chose de très contemplatif, là où moi, ça me permettait de rentrer dans l'histoire d'un corps, de suivre l'histoire d'un corps dans une forme d'hyper proximité volontaire. C'est un format qui est intéressant à plusieurs égards.

    Dans les choix de mise en scène, il y a aussi la lumière, qui est très spéciale, comme si vous aviez joué un peu sur la saturation, ce qui donne aussi un rendu assez contemporain au film. Finalement, les années 60, elles sont là, mais pas là, ce qui fait qu'on peut encore plus s'identifier et se croire aujourd'hui...

    Le projet du film, de manière globale, consistait à voir si on pouvait partager cette expérience en dépit de notre sexe, soit une femme, un homme, et en dépit de l'époque. On a travaillé à la lumière, mais pas seulement parce qu'on a aussi travaillé comme ça aux costumes. On a travaillé comme ça à la déco, pour trouver une note juste, c'est-à-dire sans anachronisme. Il s'agissait de chercher la vie, c'est-à-dire travailler contre l'idée de reconstitution pour préférer ce qu'on appelait un peu la stratégie de l'instant. Comment fait-on pour être pas à pas dans ces années 60 ? On vit quelque chose au présent. C'est l'endroit où j'ai l'impression que le sujet résonnerait plus fort.

    La permanence du sujet est inévitable.

    J'avais cette sensation que quand on travaille sur la question de l'avortement, il y a toujours un endroit dans le monde où, malheureusement, on est en train de parler de ce qui se passe aujourd'hui. Au-delà du fait qu'en France, l'avortement est légal, on sait très bien qu'entre la manière dont on pose une loi et son application, il y a toujours une marge.

    Cette triste marge fait que les femmes ne trouvent pas où le faire parce qu'elles habitent des endroits les plus reculés. L'enquête préalable pour le film me faisait dire qu'en fait, la permanence du sujet est inévitable.

    Est-ce que l'absence de représentation a été importante, a été moteur dans ce film? Il existe des films qui ont parlé d'avortement, mais pas de cette façon, pas avec ce côté immersif, à la première personne.

    Déjà, il y a une différence entre parler d'avortement et d'avortement clandestin. Donc, si on additionne les deux mots, on réduit le champ de ce qui a été fait, montré, traité. Au delà de l'immense film de Mungiu, il y en a. Il y a quelques documentaires aussi. C'est marginal. On en a beaucoup parlé avec Anna Mouglalis, et avec l'équipe de la déco menée par Diéné Berete, parce qu'en fait, quand on cherche la justesse des gestes et des objets, on a eu beaucoup de mal à trouver l'idée juste.

    Par exemple, l'histoire de la sonde. C'était très complexe. Il a fallu travailler avec l'Université de médecine, avec des musées. Il a fallu vraiment qu'on ait le concours de gens extrêmement précis qui mettaient en lumière justement cette absence de représentation. S'il est si dur de trouver l'idée juste, c'est parce que le sujet était si peu traité.

    L'Evénement
    L'Evénement
    Sortie : 24 novembre 2021 | 1h 40min
    De Audrey Diwan
    Avec Anamaria Vartolomei, Kacey Mottet Klein, Luàna Bajrami
    Presse
    4,1
    Spectateurs
    3,9
    louer ou acheter

    Mais sur l'absence de représentation, c'est intéressant, parce qu'évidemment, il y a l'histoire de l'avortement, mais aussi, à l'image, nous voulions avancer pas à pas sur l'idée de la sexualité, et de la liberté sexuelle. Par exemple, dans la façon dont on s'empare de cette sexualité à l'époque apparaît très progressivement et par touche. Au départ, elles en parlent. Puis, il y a une photo glissée dans un cahier. Puis, il y a une jeune femme qui montre comment on fait, elle mime, et enfin, seulement, on arrive à l'acte lui-même.

    Je pense que les deux choses qui sont sous-représentées aujourd'hui, ce n'est pas seulement l'avortement, mais c'est aussi le plaisir de la femme. Comment on traite spécifiquement de la jouissance chez la femme? Il y a un déficit de représentation. Certains l'ont fait, mais il y en a peu.

    Lorsque vous avez reçu le Lion d'or à Venise, une photo a circulé où l'on vous voit avec Jane Campion (unique Palme d'or décernée à une femme, avant celle de Julia Ducournau cette année pour Titane) et Chloé Zhao (Oscar de la meilleure réalisatrice pour Nomadland). Cela a dû être un moment fort pour vous !

    Ce qui est intéressant, c'est qu'on parlait seulement de cinéma [lors de la rencontre immortalisée en photo, cf. début de l'article], et pas de la place des femmes au cinéma. D'ailleurs, Chloé Zhao, à ce titre, m'a tout de suite attrapée en me disant : « Quand on te dira que le jury a choisi une femme, réponds leur de notre part à tous qu'on a choisi un film ». Donc c'était intéressant, passionnant, à l'endroit de la discussion sur le cinéma en général, sur la manière de créer, sur ce qu'on cherchait chacune. Et ce que les gens retiennent beaucoup de cette photo, c’est qu’on est trois femmes !

    Il y a un peu comme une antithèse entre ce qu'on a vécu et ce que les gens ressentent. Après, je suis toujours heureuse de faire partie et d'assister à l'événement et au couronnement de réalisatrices, parce qu'il y a un mouvement qui s'opère. Sachant que pour moi, ce mouvement s'opère à la base. Si plus de femmes sont récompensées, c'est parce que plus de femmes font des films. Je pense que c'est bêtement mathématique.

    Comment avez-vous ressenti la remise de ce prix ?

    C'est un acte de confiance de l'industrie à l'origine des projets. Pour L'Evénement, nous avons bataillé. Le film était dur à faire. Ça a été dur de convaincre parce que le sujet n'est pas facile. À la mise en scène, mes désirs étaient assez radicaux. Mais on y est parvenu, avec le concours d’Edouard Weil et Alice Girard, mes producteurs, qui ont tenu bon.

    C'est un acte de confiance qui nous permet, à l'autre bout du spectre, d'être récompensées. Je pense qu'il faut vraiment scruter ce qu'il se passe à l'origine. On m'a aussi permis de choisir Anamaria Vartolomei, et parce que j'ai une confiance infinie en son talent et son intelligence, de porter à l’écran un visage nouveau.

    On nous laisse un peu plus les coudées franches. C'est ce mouvement qui doit s'intensifier.

    Nous avons un peu conjugué les problématiques de ce que l'industrie peut considérer comme des difficultés. Il n'empêche qu'on nous laisse un peu plus les coudées franches, et que pour moi, c'est ce mouvement qui doit s'intensifier. Et si c'est le cas, il faut s'attendre à voir plus de femmes encore être récompensées. C'est simple. C’est ce qui fait que beaucoup d'hommes ont reçu des prix jusque-là, c'est qu'ils étaient nombreux à faire des films.

    Vous avez un parcours hétéroclite : journaliste, romancière, scénariste... vous avez fait plein de choses ! Est-ce que de devenir réalisatrice était la finalité de ce parcours ?

    Dans la vie, c'est toujours important d'embrasser ses désirs et d'essayer de le faire avec courage, même si rien ne semble joué d'avance. Je suis une empirique, c’est à dire que j'aime bien essayer. Je pense que si j'ai un mot clé, c'est la liberté. C’est-à-dire que je veux m'offrir la liberté de faire toutes ces expériences.

    Par ailleurs, pour moi, le fait de devenir réalisatrice, c'est un peu la somme d'expériences que j'ai vécues.

    D'abord parce que je pense qu'il est très difficile d'écrire sans vivre beaucoup et que c'est par frottements au réel que naît un regard sur le monde. Je ne me passerai jamais de vivre beaucoup. Je ne crois pas aux gens enfermés dans une salle avec un ordinateur. Je pense qu'il faut être au milieu du monde pour pouvoir l'écrire.

    Je me suis toujours dit que l'écriture, c'est quelque chose de protéiforme et j’ai essayé progressivement de trouver l'écriture qui me convenait pour aboutir à l'écriture par l’image. Je n'avais pas d'idée prédéfinie de ce que je voulais faire. Je savais que tout était lié à l'écriture et toutes mes expériences sont connexes à cet endroit là. Et puis, c'était un chemin, où je suis partie des gens. On peut penser que je suis rapide, mais en fait, c'est tout à fait le contraire. Je suis lente.

    Pas à pas, en faisant des expériences diverses, j'ai trouvé l'endroit qui me paraissait juste pour moi, en acceptant beaucoup de choses : les erreurs, les errements, les expériences. Et je trouve que la liberté, c'est ça. C'est se construire en empruntant plein de chemins de traverse pour finalement trouver sa route.

    Propos recueillis au Festival du Film International de Saint Jean de Luz, en octobre 2021, par Brigitte Baronnet

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