Si la Palme d'Or du 74ème Festival de Cannes a été remise à un choc, Titane, c'est la douceur et la tendresse qui dominent dans le Grand Prix : Compartiment N°6, sacré ex-aequo avec Un héros d'Asghar Farhadi. Troisième long métrage du finlandais Juho Kuosmanen, remarqué avec Olli Mäki en 2016, ce dernier nous fait prendre le train, direction la Russie.
Mais le voyage se révèle plein de surprises, pour son héroïne Laura (Seidi Haarla) comme pour le spectateur. Ce dernier aura le sentiment d'avoir voyagé dans un cocon à l'arrivée, grâce à ce film dont le réalisateur nous a parlé au moment de son retour en France (à Paris ce coup-ci), à quelques jours de sa sortie en salles.
AlloCiné : Comment avez-vous découvert le roman dont le film s'inspire ? Et pourquoi avoir voulu l'adapter ?
Juho Kuosmanen : L'écrivaine, Rosa Liksom, est très connue en Finlande. Et j'avais déjà lu de ses romans avant car j'aimais beaucoup son écriture. Quand celui-ci a été publié en 2011, je l'ai lu immédiatement. C'est un roman très cinématographique qui se passait dans un train, et ça me plaisait. Tout comme cette histoire entre ces deux êtres humains qui se rencontrent. Beaucoup d'éléments ont fait que j'y ai vu l'intérêt de l'adapter en film.
Le processus a duré très longtemps et, par moments, je voulais laisser tomber cette idée. Mais à chaque fois que je prenais le train, ça revenait. Il y avait beaucoup d'éléments dans le roman donc je ne savais pas, au départ, comment j'allais pouvoir traiter tout cela. Mais je ne pouvais l'oublier, et ça revenait toujours dans mon esprit.
Si le roman de base était très cinématographique, qu'avez-vous changé en tant que co-scénariste, pour vous approprier son histoire ?
Nous avons supprimé beaucoup de choses, parce qu'il y avait plusieurs périodes de la vie de Laura, et notamment son enfance. Nous avons préféré nous concentrer seulement sur le voyage dans le train. Il y a aussi eu des changements lorsque nous avons fait les repérages, et l'itinéraire n'est pas le même pour commencer.
Dans le roman, nous allons vers la Mongolie avec le Transsibérien. Dans le film, c'est de Moscou à Mourmansk. Il y aussi eu des changements sur les personnages et sur l'époque : le livre se situe dans les années 80 dans l'Union Soviétique, alors que notre récit se passe dans les années 90. À la fin des années 90, même si ça n'est pas très clair.
Si l'on cherche la simplicité ou la facilité, c'est qu'on n'est pas vraiment dans le film que l'on fait.
Nous avons tellement fait de changements que, en fin de compte, j'ai demandé à Rosalie Liksom si l'on pouvait toujours dire qu'il s'agissait d'une adaptation. Il aurait peut-être été plus juste de dire que nous nous en étions inspirés. Mais elle n'a rien voulu savoir et n'a rien lu. Elle m'a dit de faire ce que je voulais car c'était mon film.
Quand elle l'a découvert à Cannes, au mois de juillet, nous avons été étonnés parce que, après, elle est venue me dire que je n'avais rien changé. Je me suis replongé dedans après le festival, en sachant que j'avais souligné, entouré des moments du roman. Et je me suis rendu compte qu'il y avait quand même pas mal d'éléments que j'avais pris pour mon film. Mais tout s'était mélangé dans ma tête, car je pensais que cela venait du scénario, du film. C'était inconscient.
Vous avez parlé des repérages : à quel point cela a un impact sur l'écriture et la narration dans un film qui repose sur un voyage comme "Compartiment N°6" ?
Les repérages ont énormément joué oui. Car les paysages ont beaucoup d'importance. Quand j'écris un scénario, ce sont plutôt des notes que je prends. Quand je fais les repérages, je vois les endroits où j'ai envie de tourner, qu'il faut que je le mette dans le film. C'est vraiment très important pour moi et cela me permet de déterminer où une scène peut se dérouler.
Et comme, au début, l'héroïne devait se diriger vers la Mongolie avant que son voyage ne se fasse entre Moscou et Mourmansk, on ne pouvait pas mentir, parce que cela aurait été trop compliqué. Donc c'est aussi pour cette raison que l'itinéraire a changé. Nous nous sommes quand même demandé si le contenu du film allait changer si la destination changeait. Mais pas tellement au final. Et cela nous donnait l'occasion d'utiliser un peu plus les paysages et les vues qui étaient là.
On imagine que, pour un réalisateur, tourner dans un train amène son lot de difficultés.
C'était difficile et compliqué, c'est vrai. Mais il est toujours compliqué de faire un film. Et je pense que si l'on cherche la simplicité ou la facilité, c'est qu'on n'est pas vraiment dedans. C'était compliqué parce que ça devait l'être. Mais je ne pouvais même pas être dans le même compartiment que les personnages, je devais être dans celui d'à côté parce qu'il n'y avait absolument pas de place.
Il y avait les deux acteurs, le chef opérateur et son assistant, et moi j'étais à côté. Dans le compartiment 7. Je ne pouvais les regarder qu'à travers le moniteur, et c'est ça qui était compliqué. Car je veux voir les acteurs en vrai, et pas à travers un écran, pour pouvoir davantage sentir et ressentir ce qu'il se passe vraiment. Alors que sur un moniteur, ils deviennent comme des objets. La sensation n'est pas la même.
"Compartiment N°6" débute comme une histoire d'amour avant de changer de direction. Était-ce pour marquer une rupture avec votre précédent film, "Olli Mäki", qui était une vraie histoire d'amour ?
Je trouve que c'est quand même un peu une histoire d'amour car il y en a. Mais ce n'est pas un amour romantique. Plutôt une connexion, un lien qui se créé entre deux êtres humains. Et c'est ce qui m'intéressait dans ce film.
C'est vrai que l'on ressent, de votre part, un vrai amour pour les êtres humains en général.
C'est mon but, oui. Quand je cherche les sujets ou les acteurs, je veux toujours trouver quelque chose que j'aime chez ces gens, chez ces sujets. Ça peut même être leur maladresse. Je recherche les côtés humains. Ce qui est important pour moi, dans le cinéma, c'est justement de prendre les choses qui sont imparfaites.
Il y a toujours cette imperfection qui existe dans la vie. Et les gens qui ne sont pas parfaits ne sont pas toujours vus avec un regard bienveillant. Moi, c'est ce que je veux faire avec mes films. Je veux mettre la lumière derrière les publicités, parce qu'il y a plein de terrains qui ne sont pas du tout très connus, et c'est ce qui m'intéresse.
Les gens qui ne sont pas parfaits ne sont pas toujours vus avec un regard bienveillant. Moi, c'est ce que je veux faire avec mes films.
Le parcours du personnage principal tourne autour de ptéroglyphes. Pourquoi étaient-ils importants par rapport aux thèmes que vous développez ici ?
Il y a plusieurs significations avec ces peintures rupestres. Normalement, on pense que tout ce qui vient de loin et qui dure, c'est ce qui donne de la valeur aux choses. C'est le cas ici mais, comme tout fonctionne par contrastes, il y a aussi le côté éphémère qui est important. Ce sont aussi des symboles d'immortalité et, en même temps, de cette peur de la mort. Tout est lié.
Le personnage part à la recherche de quelque chose d'immortel. Quelque chose qui dure, qui est permanent. Et c'est en faisant face aux moments éphémères qu'elle comprend la vie. C'est pareil avec sa caméra : elle essaye de capter, d'enregistrer le moment, comme si elle voulait arrêter le mouvement. Ce qui est impossible. C'est donc une bonne chose qu'on la lui vole.
A Cannes, le public français a particulièrement réagi à cette chanson que vous utilisez plusieurs fois : "Voyage, voyage" de Desireless. Pourquoi l'avez-vous choisie ?
Elle allait avec l'idée du film que je voulais faire. Tout en ayant ce côté disco, tube divertissant. Mais il y a quand même une espèce de tristesse un peu mélancolique dedans. Et ces deux éléments se trouvaient dans cette chanson. Quand on écoute ce genre de tube en compagnie d'autres gens, ça n'est pas la même chose que quand on est seul, en voyage. Ce ne sont pas les mêmes sentiments.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 27 octobre 2021