L'histoire est atrocement sordide, tragique. Celle de Melissa Lucio, mère pauvre et droguée, maltraitée et abusée, accusée par les Autorités du Texas d'avoir provoqué la mort de son dernier enfant de deux ans, par maltraitance.
Après un procès expéditif, la sentence tombe. Elle est terrible : la peine de mort, dans un Etat qui détient un triste record en la matière. Mais il y a plus : Melissa est en effet la première femme hispano-américaine à être condamnée à mort au Texas. Pourtant, son histoire, qui regorge de zones d'ombres, se révèle bien plus complexe qu’il n’y paraît...
Ci-dessous, la bande-annonce de l'Etat du Texas Vs Melissa", en salle ce mercredi :
Signé par la journaliste et réalisatrice franco-américaine Sabrina Van Tassel, à qui l'on doit notamment l'émouvant La Cité muette en 2015, consacré à l'ancien camp d'internement de Drancy où près de 80 000 juifs furent internés avant d’être envoyés pour la majorité d’entre eux vers les camps de la mort, L'Etat du Texas Vs Melissa jette une lumière crue et terrible sur le système judiciaire américain. Entretien.
AlloCiné : En 2017, vous aviez déjà réalisé un documentaire consacré aux femmes condamnées à mort aux Etats-Unis, «Woman on Death Row». Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser cette fois-ci au cas spécifique de Melissa Lucio, au-delà du fait qu’elle est la première femme hispano-américaine à être condamnée à mort au Texas ?
Sabrina Van Tassel : En 2017, la chaîne M6 m'avait proposé de faire un reportage sur les femmes condamnées à mort aux Etats-Unis. Je ne connaissais d'ailleurs pas forcément le sujet, même si j'avais fait pas mal de films sur l'univers carcéral. Il se trouve que le Texas, en plus d'être celui qui exécute le plus aux Etats-Unis, est aussi le seul où l'on a le droit d'interviewer des condamné(e)s à mort. J'avais donc repéré plusieurs femmes dans le couloir de la mort, et Melissa était l'une d'elles. Elle a accepté ma demande de la rencontrer. Au départ, notre rencontre est vraiment un hasard.
Lorsque je me suis intéressé à son cas pour le reportage, j'ai failli ne pas le traiter. En vérité, il y avait peu de choses sur elle, très peu de choses écrites notamment, à peine quelques pauvres articles dans la Presse locale. Ca m'a surprise. Elle avait donc été condamnée en 2007 pour avoir tué sa fille de deux ans, accusée de l'avoir frappé durant des semaines, des mois.
Je suis allé dans le Sud du Texas à la rencontre de sa famille, complètement éclatée. Lorsqu'ils m'ont vu, ils m'ont dit que j'étais la première personne à venir les rencontrer en 13 ans. Aucun avocat, notamment celui qui avait assuré sa défense, n'était venu les voir depuis la condamnation.
Ils m'ont dit que Melissa n'était absolument pas violente avec Maria [NDR : sa fille de 2 ans morte], que c'était un accident. Les autres enfants l'avaient même vu tomber elle-même dans l'escalier. Ils m'ont même montré cet escalier. Ils m'ont parlé de cet avocat commis d'office, qui avait tout fait pour qu'elle se retrouve là où elle est actuellement. Ajouté à cela le fait que le Procureur général au moment de l'affaire a pris depuis 13 ans de prison pour corruption...
Le Texas, c'est le Lone Star State; l'Etat qui n'a qu'une étoile. Ils sont encore dans cette mentalité de Far West, avec cette idée que la Justice est avant tout une vengeance. La Justice n'est pas faite pour protéger la société, ou réhabiliter les gens. C'est une vengeance, et les peines sont terribles.
Le lendemain, je suis allé voir Melissa Lucio, et cette rencontre, toujours dans le cadre de ce reportage, a été le déclencheur de tout. En l'observant, tout me disait qu'elle ne pouvait pas être coupable de ce dont elle était accusée. Je me suis alors dit qu'il fallait absolument faire un film sur cette femme. Lorsque je suis sortie du couloir de la mort ce jour-là, j'ai dit à mon cadreur que je voulais faire un film sur cette femme, que ça occuperait les trois prochaines années de ma vie.
Ce film a donc été fait complètement dans l'urgence, j'ai contacté immédiatement son avocate, qui m'a dit que je risquais d'arriver trop tard, car elle pouvait être exécutée dans les neuf mois après notre entretien. "Si tu veux faire un film, c'est maintenant ! Est-ce que tu veux lire tous les éléments de son dossier ?" m'a-t-elle dit.
Elle m'a envoyé des tonnes et des tonnes de documents. Tout son historique auprès des Services sociaux qui suivaient son cas depuis longtemps. Si elle avait été violente justement, ca aurait été marqué dans le dossier. J'ai dû lire 7000 ou 8000 pages. Avec ce constat à la fin : le dossier était vide, à part cet interrogatoire qui a duré 7h où on lui a clairement extorqué des aveux. Son cas m'a passionné, je voulais comprendre.
Avec quelles facilités ou difficultés avez-vous enquêté ?
Quand on est parti, on avait même pas encore le financement ! J'étais seule, avec mon cadreur. J'ai donc eu l'autorisation de la rencontrer dans le couloir de la mort, mais c'était une autorisation d'une heure d'entretien tous les trois mois. C'était donc très compliqué. Et à chaque fois, sans aucune garantie que les Autorités pénitencières me redonneraient l'autorisation de l'interviewer à nouveau.
Il faut aussi bien comprendre que lorsque vous avez quelqu'un qui est condamné à mort, c'est l'éclatement de la famille. Dans ce cas, tous les membres étaient disséminés dans cet Etat qui est gigantesque, les enfants étaient tous placés dans des familles d'accueil. Il a donc fallu retrouver tout le monde, et surtout ne faire peur à personne. Je savais qu'il y avait un imbroglio politique énorme, et que la famille avait peur. Ils m'ont demandé ce qu'ils risquaient si jamais ils parlaient...
Le fait que je ne puisse interviewer Melissa Lucio qu'une heure tous les trois mois a séparé le tournage en cinq. Chaque fois que j'y allais, j'y allais aussi pour interroger et retrouver d'autres personnes. Un tournage a par exemple exclusivement été dédié à retrouver sa famille et interroger sa mère, les soeurs et frères. Un autre fut consacré à retrouver la fille aînée. Un autre encore consacré à retrouver les enfants disséminés dans le Texas...
Et puis, à la toute fin, la partie politique, où j'ai d'ailleurs bien compris que j'étais persona non grata : personne ne voulait me parler. On a dû carrément camper dans la cour de Brownsville, jusqu'à ce qu'on puisse rencontrer les gens ! Ca été très difficile : c'est quand même la première fois de ma carrière qu'on me raccroche au nez alors que j'appelle un commissariat de Police ! Je n'étais pas du tout la bienvenue. Chaque témoignage obtenu était une victoire.
En parlant de votre rencontre justement avec Melissa et sa famille, avez-vous eu du mal à gagner leur confiance et la faire accepter de participer à votre documentaire ?
Ca été compliqué oui. Les frères ont eu plein de choses à dire, tout de suite. En revanche, les enfants, c'était très compliqué... Personne ne voulait parler. Ils avaient été tellement maltraité par la Justice ! J'avais l'impression d'être comme en Inde, chez les Intouchables, en quelque sorte. Je me rappelle d'ailleurs qu'il m'a fallu des mois d'échanges sur Messenger avec la fille aînée de Melissa, Daniella, pour la convaincre, avant même qu'elle accepte de me parler au téléphone. Les traumatismes que cette famille a vécu vont durer.
Avez vous tenté d’entrer en contact avec un(e) journaliste d’un media local qui aurait couvert l’affaire, qui aurait aussi pu offrir un contre-point dans votre documentaire ?
Cette question est presque drôle. Non seulement ils n'ont pas couvert l'affaire, mais ils n'ont pas cherché non plus à enquêter. Tout était à charge. Melissa Lucio a été arrêtée chez elle à 19h. A 3h du matin elle avait un chef d'accusation contre elle, fin de l'histoire. Les deux - trois brèves ayant évoqué le sujet sont des articles de journalistes couvrant les procès, qui se contentent de dire ce qu'il s'est passé. Je suis la première journaliste à avoir enquêté sur cette affaire.
Cela fait de très nombreuses années que le débat sur l’abolition de la peine de mort agite les Etats-Unis. De nombreux Etats ont d’ailleurs aboli la peine de mort, même si elle reste encore appliquée dans 27 des 50 Etats fédérés. Le Texas détient le record absolu : 572 exécutions depuis 1982. Comment expliquez-vous ce triste record ? Y’a-t-il une spécificité propre au Texas ?
Un chiffre bien malheureux... Le débat est effectivement toujours actif; on a pu le voir encore en février dernier avec l'abolition de la peine de mort en Virginie, mais aussi la promesse de Joe Biden durant les dernières élections présidentielles américaines. Beaucoup d'américains comprennent que vu le nombre d'erreurs judicaires qu'il y a dans le pays, l'existence de la peine de mort est difficilement justifiable.
L'Amérique toute entière est devenue une société carcérale. On s'est débarrassé des plus pauvres en prison, qui d'ailleurs ne pourront plus jamais voter après.
Il faut aussi rappeler que ca coûte une fortune de condamner les gens à mort : ils restent des années dans le couloir de la mort; parfois 20, 30 ou même 40 ans. Ils ont un avocat jusqu'au bout. Ils sont séparés du reste de la population carcérale... Tout ça représente un coût colossal, et de nombreux contribuables américains ne veulent plus payer pour ça. Il faut également rappeler que de nombreux Etats n'exécutent plus, même si on est condamné à mort.
Le Texas, c'est le Lone Star State; l'Etat qui n'a qu'une étoile. Oeil pour oeil, dent pour dent. Ils sont encore dans cette mentalité de Far West, avec cette idée que la Justice est avant tout une vengeance. La Justice n'est pas faite pour protéger la société, ou réhabiliter les gens. C'est une vengeance, et les peines sont terribles.
Il faut évoquer les juges et les procureurs, qui font campagnes sur les condamnations à mort et les exécutions, et qui se font réélire grâce aux affaires "gagnées" en affichant des bilans comptables : "j'ai mis tant de personnes en prison, condamné tant de personnes à mort, etc..." Il faut vraiment montrer qu'on est Tough on Crime, dur et implacable avec le crime. Il y a le cas, à Houston, d'un avocat commis d'office, qui a le triste record d'avoir réussi à faire condamner à mort 15 de ses clients. Beaucoup d'avocats commis d'office sont d'ailleurs eux-mêmes pour la peine de mort.
La plupart des juges sont blancs, riches... Les personnes condamnées ont une nette tendance à être très pauvres, et souvent noires... On peut d'ailleurs parler de l'actuel gouverneur depuis 2015, Greg Abbott : il n'a jamais accordé son pardon, empêchant une exécution. La dernière fois qu'il l'a fait, c'était il y a 20 ans, et c'était un homme blanc.
Dans leur combat, les abolitionnistes américains s'attaquent avant tout aux défaillances du système judiciaire US. Et ce qui ressort de votre documentaire, c’est justement que ce système judiciaire est inique, surtout si l’on est pauvre. Pensez-vous qu’il est réformable ou que de profondes transformations sont possibles, comme par exemple le problème des faux aveux obtenus sous la contrainte / par des moyens coercitifs, pouvant envoyer un(e) innocent(e) dans le couloir de la mort ?
Il faut savoir une chose très claire : on est dans le couloir de la mort si on est pauvre, noir et / ou hispanique, ou malade mental. Vous n'y trouverez jamais quelqu'un qui a de l'argent, qui a eu un avocat qui ne soit pas commis d'office. C'est parce qu'on est pauvre, et qu'on a fait l'affront de refuser le deal de départ proposé par le juge; car tout est fait pour ne pas aller au procès aux Etats-Unis.
Toutes les femmes que j'ai rencontré dans le couloir de la mort se sont vu proposer des peines de 30 ans de réclusion. Elle se sont finalement retrouvées en procès, et là les statistiques sont claires : 95% des cas sont gagnés par l'Etat. C'est bien pour ça qu'aux Etats-Unis, même en dehors de la peine de mort, la plupart des gens acceptent les deals, même s'ils sont innocents. Car s'ils vont au procès, ils risquent fortement de se prendre de la prison à vie, et sans remise de peine.
C'est donc un système complètement dysfonctionnel. Se défendre contre l'Etat, c'est comme si on s'attaquait à l'une des plus grandes firmes d'avocats du pays. Ils ont toutes les ressources financières possibles et imaginables, ils sont capables de dépenser des millions de dollars dans une affaire de condamnation à mort. L'avocat commis d'office, lui, n'aura même pas 1 ou 2% de cette somme. Et c'est à lui de faire l'enquête, de prendre éventuellement un détective ou un psy pour défendre son client.
Plus grave que ça : je pense que ce système a été précisément fait pour mettre ces gens en prison, les plus pauvres. A la fin de l'esclavage, il a fallu retrouver la manne financière que ca a pu représenter, et qui était très importante.
On a rien trouvé de mieux que de mettre des noirs en prison, et en plus les faisant travailler. il y a des entreprises qui investissent dans les prisons; on a même des maisons de retraite prisons, avec des taux de récidives qui sont dans certains Etats proches des 75%. C'est un gigantesque business. L'Amérique toute entière est devenue une société carcérale. On s'est débarrassé des plus pauvres en prison, qui d'ailleurs ne pourront plus jamais voter après, ce qui sert bien aux Républicains.
Est-il réformable ? Le mouvement Black Live Matter, c'était contre les violences policières, mais aussi contre les violences judiciaires. Les gens n'en peuvent plus. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard s'il y a de plus en plus d'affaires judiciaires documentées sur les plateformes type Netflix. Ca prendra beaucoup de temps de changer, notamment parce que, malheureusement, Donald Trump a nommé des juges ultra conservateurs à la Cour suprême fédérale, mais pas seulement. Ca concerne aussi toutes les cours fédérales d'appel dans le pays, soit à peu près 1500 juges fédéraux nommés, qui n'ont aucune envie que le système change. Je pense qu'on reverra des émeutes comme on a pu voir autour du mouvement Black Live Matter.
Une chose que l’on a du mal à comprendre. En juillet 2019, la cour d’appel fédérale a annulé la condamnation de Melissa, au motif qu’elle n’a pas pu bénéficier d’une défense pleine et entière. Il est d’ailleurs précisé dans votre documentaire que moins de 1 % des appels obtiennent une telle décision. Or en février 2021, cette même cour d’appel revient sur sa décision et a rétabli sa condamnation à mort. Comment expliquer un tel revirement ?
Je viens en partie de l'expliquer en évoquant justement cette question des juges fédéraux qui ont été apppointé par Trump. La Cour d'appel fédérale américaine de la 5e circonscription, qui siège à la Nouvelle Orléans, devant laquelle sont interjetés les appels en provenance des 9 Cours de district des Etats de la Louisiane, du Mississipi et du Texas, était déjà la cour d'appel la plus conservatrice du pays. Trump y a fait nommer des juges ultra conservateurs, elle est donc devenue encore plus conservatrice. Et ces gens qui sont nommés y sont à vie.
En juillet 2019, 4 juges de la cour d'appel du Texas décident de manière unanime que Melissa n'a pas eu une défense pleine et entière, et qu'il fallait qu'elle ait soit un nouveau procès, soit une libération immédiate. L'Etat du Texas a fait immédiatemment appel de cette décision.
Après ça, ce ne sont plus 4 juges qui examinent le dossier, mais 17 juges, et il doit y avoir la majorité. Sur ces 17 juges, 7 ont décidé la libération immédiate, 7 étaient contre, et 3 ne se sont pas prononcé. Donc elle a perdu à 10 voix contre 7. C'est donc une cour extrêmement divisée qui a réinstauré sa peine de mort.
La Cour Suprême des Etats-Unis n'examine que 1% des cas par an. Mais Melissa a malgré tout des chances : parce que c'est une femme, parce qu'elle a été condamnée à mort, parce qu'en 2019 une cour d'appel a décidé qu'il fallait la libérer, et qu'une cour extrêmement divisée a décidé de confirmer la peine de mort... Une fois que la machine judiciaire se met en marche, la possibilité de sortir du couloir de la mort est presque impossible.
Êtes-vous toujours en contact avec elle ?
Plus que jamais . Elle m'écrit plusieurs lettres par mois, même chose pour moi. On a peut-être dû échanger pas loin de 300 lettres depuis qu'on se connait ! Je la suivrai jusqu'au bout, et elle le sait. Ou je la verrai dehors, où bien la dernière fois que je la verrai, ce sera le jour de son exécution. Mais j'irai jusqu'au bout avec elle.
Propos recueillis le 08 septembre 2021.