Alors que les feux mal éteints de la guerre civile qui a ravagé la Syrie restent d'une brûlante actualité, et que les fantômes du califat de l'Etat Islamique hantent les terribles souvenirs de ceux et celles qui ont survécu sous leur régime meurtrier, la ville de Raqqa panse ses plaies.
Raqqa, la ville martyre, ancienne capitale autoproclamée de L'Etat Islamique, a été détruite à 80%. Raqqa manque de tout, et se reconstruit seule, sans aide internationale, ou si peu. Mais c'est aussi une ville d'une exceptionnelle résilience.
A l'image de sa maire, Leila Mustapha, au coeur du formidable et poignant documentaire 9 jours à Raqqa, signé par Xavier de Lauzanne et en salle ce 8 septembre, à qui l'on devait d'ailleurs un très émouvant documentaire sorti en 2016, Les pépites.
Âgée d'à peine 30 ans, ingénieure en génie civil, trois fois major de sa promotion, Leila Mustapha a pour mission de reconstruire sa ville en ruines après la guerre, de réconcilier et d’y instaurer la démocratie. Une mission hors normes, titanesque, peut être impossible. Une écrivaine et journaliste française, Marine de Tilly, traverse l’Irak et la Syrie pour venir à sa rencontre. Dans cette ville encore dangereuse, elle a 9 jours pour vivre avec Leila et découvrir son histoire.
Voici la bande-annonce...
Nous avons eu l'opportunité de nous entretenir avec Xavier de Lauzanne et Marine de Tilly peu avant la sortie du documentaire. Entretien.
Une première question qui peut sembler triviale : pourquoi ce titre ?
Xavier de Lauzanne : Déjà tout simplement parce que nous avons effectivement passé 9 jours là-bas. C'est le journal de bord de ces neuf jours. Neuf jours aussi, parce que lorsque nous nous sommes rendu là-bas, un peu plus d'un an après la libération de la ville, c'était une ville encore dangereuse, il fallait vraiment respecter certaines consignes de sécurité. C'était le temps nécessaire pour Marine pour récolter les informations nécessaires pour écrire son livre. Mais nous ne pouvions pas rester plus longtemps.
9 jours à Raqqa est présenté comme la première partie d’une trilogie à venir / en devenir, «la vie après Daech». Quand et comment vous est justement venu cette idée ? Aviez-vous une idée précise au départ de là où vous souhaitiez aller et les sujets que vous souhaitiez évoquer ?
Xavier de Lauzanne : En fait, j'ai eu l'occasion de faire un voyage en Irak, dans le Kurdistan irakien, et à Mossoul. Et c'est à cette occasion là que j'ai eu l'idée de films documentaires sur une vision alternative de la situation dans cette région du monde; en tout cas en essayant de porter un autre regard par rapport à ce qu'on voyait dans les images de l'actualité, et trouver là-bas une certaine vision de l'avenir.
Je suis tombé sur des projets qui m'ont intéressé, deux en particulier, en Irak. Un projet qui s'appelle Radio Al-Salam [NDR : sortie prévue début 2022], qui est une radio libre du Kurdistan irakien animée par des journalistes issus de différentes communautés, musulmanes, chrétiennes et yézidies, arabes et kurdes.
Ensuite Mossoul, au coeur de Mossoul Campus [NDR : sortie prévue au printemps 2022]. Vous aviez dans cette ville au sein de son université une très grande bibliothèque brûlée par Daesh. Lorsque j'y suis allé, il y avait un projet de réhabilitation de celle-ci. Je me suis dit que ce serait intéressant de raconter l'histoire de la réhabilitation de cette bibliothèque, l'histoire de ses étudiants tout autour, qui sont conscients aujourd'hui de la valeur de l'éducation, comme un rempart contre l'extrémisme.
A peu près au même moment, j'ai aussi entendu parler d'un projet de livre sur Leila Mustapha, la maire de Raqqa. Je tenais donc mes trois sujets, et je n'avais pas envie d'en laisser tomber un seul des trois. Je tenais ma trilogie, sur la reconstruction du lien social après la guerre, en Irak et en Syrie, à travers trois expériences. Une qui est politique, c'est l'objet de 9 jours à Raqqa. Une expérience médiatique, c'est Radio Al-Salam. Et enfin une expérience éducative et culturelle, avec Mossoul Campus.
Marine et Xavier, comment vous êtes-vous rencontré ?
Marine de Tilly : j'ai lancé l'idée de faire ce livre, et de faire un premier voyage à Raqqa. Ca faisait un certain temps qu'on travaillait dessus. J'avais rencontré Leila à Paris, très brièvement. Quelques semaines avant d'entreprendre ce voyage et partir à sa rencontre, Xavier m'a appelé pour me proposer de faire un documentaire qui raconterait l'histoire de ma rencontre avec elle et ce projet de livre qui devait en découler.
Au début, j'ai eu un peu peur. C'est déjà compliqué d'aller dans ce coin là, je n'aimais pas trop cette idée de me promener avec quelqu'un qui me suive avec une grosse caméra. Mais Xavier a fini par me convaincre du bien fondé de son idée, d'autant qu'il m'avait promis qu'il serait très discret. Très vite, avec Leila, Xavier, Caroline Florentin qui prenait le son, et Jean-Mathieu Gautier, le photographe, on a constitué une équipe très soudée, permettant d'avoir plusieurs regards sur elle, mais aussi celui de Leila sur nous.
Xavier, vous dites dans les notes d’intentions qu’avant de partir, vous n’étiez pas assuré d’avoir la matière suffisante pour faire votre film, et que ce documentaire «s’est construit sur de l’inattendu». Pouvez-vous expliquer et donner des exemples ?
Déjà, je me suis greffé un peu au dernier moment sur ce projet, qui était au départ un projet de livre et non pas de film ! On avait très peu d'informations sur cette femme, donc l'idée était de partir en se disant "on verra bien !" On ne savait pas du tout si on allait pouvoir faire autre chose que la rencontrer, si on allait pouvoir circuler dans cette ville et prendre des images à l'extérieur, qu'est-ce que Leila allait nous raconter, ce qu'elle allait nous montrer, ou pas, est-ce qu'elle allait être suffisamment disponible pour parler d'elle...
C'est donc un projet complètement dans la spontanéité et l'inattendu, qui nous a beaucoup nourri. Chaque jour, on ne savait pas du tout comment notre journée allait se structurer. On s'adaptait aux possibilité de Leila. Pour ma part, j'ai filmé tout ce que j'ai pu, de Leila comme de la ville.
Ca fait quand même déjà deux ans qu'ils se débrouillent sans les américains, qui, eux sont en revanche toujours autour des puits de pétrole, et plus sur la ligne de front !
Trois ans après la chute de Daesh, les habitants reconstruisent seuls, sans aide internationale et avec la menace djihadiste toujours présente, une ville détruite à 80 %, manquant de tout, ou presque… Une question que l’on se pose, c’est avec quel argent cette reconstruction se fait-elle ?
Marine de Tilly : Une bonne question que beaucoup de gens nous posent, qu'on se pose aussi, et que nous avons souvent posé ! Mais à laquelle malheureusement nous n'avons pas eu de réponse très clair. Il y a évidemment des ONG qui travaillent avec Raqqa et le Conseil Civil, et même d'ailleurs avec toute la région. Il y a des ONG occidentales, il y a des américains. Aujourd'hui, le gros des financements vient du Conseil Civil. Où trouve-t-il lui-même ses financements ? On n'a pas la réponse.
Xavier de Lauzanne : je pense qu'ils doivent aussi au moins un peu fonctionner avec les ressources locales; il y a par exemple des puits de pétrole dans la région, à la frontière irakienne.
Un aspect qui n’est pas abordé, ou en tout cas de manière lointaine, et le rapport de Leila Mustapha, en tant que maire kurde de Raqqa, avec Bachar al Assad et le pouvoir central de la Syrie, au-delà du status de région autonome du Rojava, le Kurdistan syrien. En avez-vous parlé avec elle ? Quels sont ses rapports avec le régime syrien ?
Marine de Tilly : nous en avons bien sûr parlé avec Leila, même si le film de Xavier ne porte pas du tout sur cette question là. Il parle avant tout d'une expérience civile d'une femme, à Raqqa, dans le Nord-Est syrien, et des possibilités d'espoir, aujourd'hui, après quarante ans de dictature, dix ans de guerre civile et trois ans de califat de l'Etat Islamique.
Nous avons d'ailleurs parlé d'Hafez al Assad avant de parler de Bachar. Pour des raisons assez évidentes de sécurité, il s'agit pour elle de ne pas être trop direct envers le gouvernement syrien, qui est encore officiellement le sien. Pour être tout à fait honnête avec vous, elle n'a eu aucun problème pour en parler. C'est plutôt moi qui ait eu tendance à éluder pour ne pas la mettre en difficulté, voire en danger.
Xavier de Lauzanne : en même temps, ces relations entre les Autorités Kurdes et Damas sont des questions très mouvantes, car il y a des pressions turcs au nord. Les frontières sont en permanence agressées voire violées. La pression vient de tous les côtés, et ils sont obligé de négocier avec les forces les moins offensives pour eux.
Marine de Tilly : pendant la guerre, les Kurdes ont négocié avec Damas, des accords ont été mis en place. C'est d'ailleurs bien pour ça que les Kurdes se retrouvent aujourd'hui à la tête de la région. Si l'armée de Bachar voulait traverser l'Euphrate, elle le pourrait sans problème, mais elle ne le fait pas.
Lorsque Leila évoque le retrait des troupes US et alliés du pays, alors même que les cellules dormantes de Daesh menacent de se réveiller partout, et qu’elle explique qu’il ne faut pas les abandonner faute de quoi cela aura à nouveau des répercussions sur nous, c’est terrible. Parce qu’on ne peut évidemment pas s’empêcher de dresser un parallèle troublant avec la situation en Afghanistan…
Un article de Mediapart daté du 23 août dernier évoquait justement la crainte de Raqqa de vivre un scénario "à la Kaboul". Craintes confirmées d’ailleurs avec le terrible récent attentat à Kaboul au moment de l'évacuation de l'aéroport, revendiqué par Daesh. Quel est votre sentiment là-dessus ? Pensez-vous que le Kurdistan Syrien puisse être pérenne, entre les tensions avec la Turquie et sa politique anti Kurdes, un pouvoir central syrien toujours menacant, et la menace larvée d’un retour de Daesh ?
Xavier de Lauzanne : notre rôle à nous, c'est d'essayer de porter l'espoir quand même. S'il y a des personnes prêtes à se battre sur place pour les libertés des uns et des autres, la moindre des choses, c'est d'en parler et de faire un focus dessus. Je dis cela parce que vous citez l'exemple de l'article de Mediapart, qui est tout à fait juste et très bien écrit. La chose qui manque, c'est qu'il ne parle jamais de Leila Mustapha ! Or il existe aujourd'hui, à Raqqa, une femme à la tête du Conseil Civil, qui essaie de porter un projet politique différent des islamistes. Je regrette qu'un site comme Mediapart n'en parle pas.
Si on ne peut pas apporter d'appuis militaire, on peut au moins apporter un appuis médiatique, je crois que c'est très important. On fait forcément le lien avec ce qui se passe à Kaboul. A titre personnel, ca me rend justement curieux de connaître ceux et celles qui, à Kaboul, vont lutter pour leurs libertés. Le rôle des Médias est de ne pas les abandonner, on doit absolument accompagner ceux et celles qui veulent le changement.
Marine de Tilly : Je n'ai pas lu l'article de Mediapart dont vous parlez. Mais il y a une différence assez sensible quand même : les américains sont déjà partis du Nord-Est syrien, le 16 octobre 2019. Trois jours après l'allocution de Donald Trump, le 19 octobre, où il expliquait que les troupes US rentraient à la maison, les chars d'Erdogan ont passé la frontière Nord. A ce moment-là, on a rien fait du tout. On a pleuré des larmes de crocodile, comme toujours. C'est une catastrophe politique et sécuritaire, parce que dans cette région frontalière étaient retenus les djihadistes les plus dangereux.
On peut sans doute faire un parallèle, mais à Raqqa, ca fait quand même déjà deux ans qu'ils se débrouillent sans les américains, qui, eux sont en revanche toujours autour des puits de pétrole, et plus sur la ligne de front ! Si les troupes russes venues en soutien au régime syrien s'en allaient, Raqqa serait prise en étau entre les turcs et l'armée d'Assad. Ce qui se passe à Kaboul n'a pas de lien direct. En revanche, ce qui est sûr, c'est que ca va redonner beaucoup de forces à toutes ces cellules dormantes qui n'attendent qu'un signal pour aller semer à nouveau le chaos.
Ce qui ressort de votre documentaire, c’est aussi que Raqqa apparaît comme un extraordinaire laboratoire d’un après possible, une forme de modèle de cohabitation en bonne intelligence entre groupes tribaux et ethniques différents, où la parité ethnique et sexuelle est possible. Pensez-vous que le modèle de gestion de Raqqa par le Conseil Civil de la ville peut être exportable ailleurs dans le monde arabo-musulman ? Ou bien reste-t-il finalement une exception propre à cette région du Kurdistan syrien ?
Marine de Tilly : c'est vraiment une exception, puisqu'on parle de Raqqa, une ville à majorité arabe, menée par une co-présidence à la fois kurde et arabe. Raqqa a une vraie singularité; ce n'est par exemple pas du tout la même chose dans une ville du Nord-Est comme Kobané ou Qamichli [NDR : la capitale de la région de facto autonome du Kurdistan syrien, située au nord-est de la Syrie].
A Kobané, il n'y a pas d'arabe, donc il n'y a pas de question de parité. C'est ça qui est fort dans l'histoire de Leila et de cette ville : c'est au coeur de ce qui fut le califat de l'Etat Islamique qu'est mené une forme inédite de démocratie, qu'on ne peut pas tout à fait appeler démocratie, mais qui est bien une forme de démocratie.
Propos recueillis le 30 août 2021.