Prix Goncourt des Lycéens en 2016, "Petit pays" fait partie de ces livres dont vous avez régulièrement pu apercevoir la couverture dans les transports en commun, tant le roman partiellement autobiographique de Gaël Faye, sur son enfance pendant la guerre civile au Burundi, a été un best-seller. Que le cinéma ait fini par s'en emparer n'est donc pas surprenant, et c'est à Eric Barbier que le long métrage est revenu, après son adaptation de La Promesse de l'aube.
AlloCiné : Au vu du succès de votre livre, on imagine que vous avez été approché plus d'une fois pour une adaptation Gaël. Est-ce bien le cas, et pourquoi la proposition d'Eric est celle que vous avez acceptée ?
Gäel Faye : Il y en a eu beaucoup, en effet. Ce qui m'a donné envie de travailler avec Eric, c'est qu'au moment de notre rencontre, il m'a fait voir son dernier film, qui était en fin de montage, et j'ai déjà pu me rendre compte de ce que cela faisait de passer d'un livre à un film, puisque je connaissais le bouquin. Il y avait aussi la présence de la mère, le casting des enfants…
Et quand nous avons discuté, c'est le seul réalisateur pour qui il était évident qu'il fallait tourner dans la région, pour qui la question historique, politique et sociologique était aussi importante que l'histoire de la famille et de Gabriel. J'ai tout de suite eu le sentiment de travailler avec lui, ce qui n'était pas forcément le cas avec les autres. Car il y a aussi cette idée de confiance, c'est humain : on se rencontre et on voit si on accroche ou pas. Il avait l'air gentil. Au début (rires).
Est-ce que vous avez songé à la réaliser vous-même ? Ou cela aurait fait trop ?
Gaël Faye : On me l'a demandé, mais dans mon esprit il était clair que cela ne pouvait pas être moi. Je savais que je devais porter le livre, sa promotion, aller tourner à l'étranger… Je n'avais pas envie de porter cette histoire dans tous les interstices de ma vie. Là ce serait encore me plonger dans cette histoire mais d'une autre manière, alors que j'ai pu avoir le beau rôle sur ce projet car j'avais un œil extérieur : Eric travaillait sur le scénario et faisait appel à moi quand il en avait besoin, mais je n'étais pas aux prises directement avec ça. Et puis c'est un métier que d'être réalisateur, et je ne le suis pas.
Le fait que vous soyez venu à bout d'un classique comme "La Promesse de l'aube" a-t-il joué dans le sentiment que vous pourriez adapter "Petit pays", Eric ?
Eric Barbier : Non car ce sont des histoires très différentes, même s'il y a une proximité assez forte entre les deux, où il est question d'une mère et de son enfant. Mais chez Gaël, la problématique est inversée par rapport à La Promesse de l'aube, où il est dévoré par une mère trop aimante, alors que dans Petit pays, il l'est par le doute de l'amour que lui porte sa mère.
Hormis ces thématiques, la difficulté n'était pas la même : l'imaginaire du livre de Romain Gary m'était assez proche, donc c'était assez simple, notamment la partie à Nice. Là par contre, je me confrontais à une histoire que je ne connaissais pas, si ce n'est grâce aux journaux que j'avais lus à l'époque, même s'ils ne parlaient pas vraiment de l'histoire du Burundi.
C'étaient des pays que je ne connaissais pas, tant sur le plan culturel que parce que je n'y étais jamais allé. C'était là que résidait la plus grosse difficulté pour moi. Et la collaboration avec Gaël a joué. Nous nous sommes bien entendus mais c'est un peu un hasard, comme lors d'une rencontre : ça marche ou non. Les échanges étaient simples et il n'y avait pas de problème de position, donc c'était assez rapide.
Ce qui a rendu les choses simples même si, paradoxalement, il n'a jamais interagi sur mon travail. Il ne m'a rien demandé. Et moins il demandait, plus j'étais en demande, car les choses se faisaient naturellement. Mais je voulais que le film ressemble à ce qu'il imaginait aussi comme représentation de son livre. Que le cœur soit transmis à l'écran.
La difficulté est liée au fait que le livre a eu un écho chez des gens, et que chaque lecteur se demande, après avoir lu et aimé un livre, s'il va aller voir le film qui en est tiré
Est-ce que l'on ressent plus de pression en adaptant un auteur vivant qu'un auteur mort ?
Eric Barbier : Je pense que cela dépend plus de l'importance du roman. Celui de Gaël a été très important, comme l'a été celui de Romain Gary. Donc la difficulté n'est pas tant lié au fait que l'auteur soit mort ou vivant mais au fait que le livre a eu un écho chez des gens, et que chaque lecteur se demande, après avoir lu et aimé un livre, s'il va aller voir le film qui en est tiré.
La vraie problématique est donc : est-ce que j'ai réussi à raconter ce qui traverse le roman et transmettre l'émotion qu'il me procure quand je le lis ? Et ce à travers un autre média. C'est là la vraie difficulté, même si la force qu'il y a eu sur ce projet, c'était de pouvoir collaborer avec Gaël. Car ce livre sans lui, ça aurait été compliqué et je me serais peut-être tourné vers un autre projet. Il y a une histoire de gens, de deux pays… C'est un engagement moral que de faire un film. De bien raconter les histoires que l'on doit transposer.
A quel point avez-vous été impliqué sur les différentes étapes de la production Gaël ?
Gaël Faye : A chaque fois qu'Eric avançait dans le scénario, on se voyait pour des séances de travail où il me demandait mon avis. Je l'aidais sur des questions de dialogues, sur les mots que les enfants pouvaient employer par exemple. Il me posait aussi des questions très précises sur des choses comme ce que les gens écoutent, à quelle heure ils vont au travail, ce qu'ils mangent, la marque de bière qu'ils boivent… Des choses très concrètes.
Eric Barbier : C'est là la différence avec la littérature. Quand je filme, je voulais savoir comment les gens fument, quelles cigarettes, ce qu'ils boivent… Pour ce qui est des employés, je demandais s'ils pouvaient rentrer dans la maison et j'ai découvert qu'une seule personne y était autorisée. Il connaissait tous les codes de l'organisation d'une société qui m'étaient inconnus.
Gäel Faye : J'ai aussi voulu lui faire rencontrer des gens qui avaient vécu cette époque. Soit ma famille, soit des amis, ou alors des témoins, pour qu'il puisse rapidement rentrer dans l'Histoire du pays. Que ce ne soit pas seulement théorique, à travers des livres ou des films. Qu'il puisse discuter avec des gens, voir comment ils bougent et respirent.
Eric Barbier : Le quotidien était une vraie difficulté. On a une vision de ce qui se passe là-bas, mais la réalité est plus compliquée à retranscrire, car il y a le quotidien des gens, les petites choses. Ce sur quoi il y a très peu de documents. Et encore moins sur le Burundi. Donc il fallait impérativement passer par des gens qui avaient vécu les faits. Certains étaient un peu plus âgés que Gaël, ce qui apportait un autre angle, car ils avaient connu la vie au Burundi et le côté joyeux.
Les Burundais ou ceux qui sont réfugiés dans le pays sont très heureux quand ils vous parlent de Bujumbura [la capitale du pays, ndlr]. Je me souviens avoir rencontré sa tante : quand elle parle de la ville, ce sont les belles années de sa vie. On se rend compte qu'avant 1993, l'année au cours de laquelle les deux pays se sont enfoncés dans des choses très sombres, les gens ont un souvenir très joyeux de ce pays.
On retrouve cet équilibre dans le film, entre l'innocence de l'enfance et des images ensoleillées, et la violence des faits auxquels ils sont confrontés. Est-ce qu'il a été compliqué à trouver pour ne pas être dans la naïveté ni dans la complaisance par rapport aux atrocités ?
Eric Barbier : C'est dans le livre et c'est pour ça que j'ai voulu l'adapter. Dans son roman, Gaël raconte l'Histoire d'une manière qui nous permet de la filmer. Beaucoup de gens font des raccourcis en disant que le livre est sur le génocide rwandais, alors que ça n'est pas le cas.
Mais quand on fait ces raccourcis, on pense qu'il est impossible d'en tirer un film, sauf que ça n'est pas le sujet. Le sujet, c'est sa façon d'aborder des événements très lourds et de les raconter dans un cadre très petit qui est la cellule familiale. Et comment celle-ci va exploser à cause, entre autres, de la grande Histoire. C'est vraiment le prisme du roman qui m'a donné un angle d'attaque de ces événements dramatiques.
Si cela peut réveiller les consciences de certains, tant mieux, mais l'histoire du film est ancrée dans la réalité de l'époque, et elle ne dépasse pas ce cadre pour en faire un film à thème.
Mais lorsque l'on retranscrit les mots en images, la question se pose forcément quant à ce que l'on peut montrer ou pas et ce qu'il faut laisser hors-champ.
Eric Barbier : Ça c'est très important. Et c'est pour cela que, si c'était vraiment un film sur le génocide rwandais, je n'aurais pas pu le filmer. Je sais qu'il y en a qui ont été faits sur le sujet, et personnellement je trouve cela irregardable et infilmable, car la question de pouvoir le faire ou non se pose. Mais là il y avait une manière d'aborder la guerre civile au Burundi et, à travers la mère qui vit au Burundi et perd sa famille au Rwanda, le génocide des Tutsis, à travers le corps de la mère justement, qui se détruit.
Et c'est pour moi un façon de raconter, par un tout petit angle, quelque chose qui a été une grande catastrophe. Quand on va au Rwanda et que l'on parle avec les gens, ils vont au-delà du million de morts et présentent cela comme un million d'histoires qui se répercutent sur des familles entières. Et la force du roman c'était d'en raconter une.
Comment dirige-t-on des enfants au moment de leur faire jouer des scènes d'une Histoire qu'ils n'ont pas connue ? À quel point faut-il faire preuve de pédagogie ?
Eric Barbier : Il n'y a pas de pédagogie. Les enfants sont comme dans le livre, c'est-à-dire qu'ils ne savent pas ce qu'il se passe. Quand on lit l'histoire de Gabriel, nous avons déjà notre connaissance des faits. Mais quand il fait ce qu'il fait à la fin, il ne réalise pas. Il le fait car il a peur pour ses parents, pas parce que ses amis le poussent. Et Djibril [Vancoppenolle], qui l'incarne, il est pris dans le bouillonnement autour de lui. Et moins il en sait, mieux c'est : il est comme Gabriel. Tout passe ici par la force des scènes autour des acteurs qui leur permet de réagir de la sorte.
Vous avez été beaucoup présent sur le tournage Gaël ?
Gaël Faye : Pendant un mois, et il en a duré deux. Je n'étais pas présent du matin au soir, mais j'avais juste envie d'être dans cette ambiance pour aussi comprendre le film de façon plus sensible en étant avec les gens. Je n'avais pas envie que le film m'arrive comme ça sans connaître un peu l'histoire des uns et des autres. Ce qui m'intéresse aussi, c'est l'aspect d'une aventure humaine qu'on a tous vécue ensemble.
Eric Barbier : Et c'était très important ça. La rencontre avec Gaël a aussi permis de se lier avec beaucoup de gens au Rwanda, où on a tourné. Il y a autour de ce film une histoire assez forte, sur les gens entre eux. C'est aussi pour cela qu'il était important qu'il soit là et qu'il assiste à toute la génèse. On peut très bien adapter un livre en ayant obtenu les droits, mais ça ne m'intéressait pas de travailler ainsi sur ce projet.
Et il aurait été encore plus difficile pour vous de lâcher prise sur une histoire qui vous est aussi personnelle.
Gaël Faye : Il fallait trouver le bon équilibre entre être présent, accompagner, mais sans s'imposer. Je pense que je n'aurais pas pu le faire avec tout le monde. Là ça s'est fait sans trop réfléchir, et nous avons réussi à trouver cet espace d'échange.
Eric Barbier : Ça n'a jamais été un calcul. J'ai le sentiment que nous avons fonctionné de la même manière car il n'y avait pas de problème hiérarchique. Le but était de faire un film aussi fort que le livre, et qu'on en retrouve les émotions. Je n'ai jamais vu Gaël comme un censeur quand il était présent. Il était plus dans le partage.
L'histoire du film est ancrée dans la réalité de l'époque, et elle ne dépasse pas ce cadre pour en faire un film à thème
Puisque que l'on parle d'émotion : comment avez-vous vécu ce moment où vous avez découvert votre livre sur grand écran ?
Gaël Faye : J'ai découvert l'esprit du livre, mais pas le livre, et c'est ce qui m'intéressait. De garder l'esprit d'une histoire sans retrouver le livre à la lettre. Ça aurait été dommage.
Eric Barbier : Et ça aurait été impossible. Il a des images en tête. Même si le livre est une oeuvre littéraire, il part de personnages qui ont existé, et j'ai notamment vu des photos de ses copains, donc il avait des images précises, et les acteurs ne sont jamais la représentation, même physique, des gens qu'il connaît et sur lesquels il a construit son roman.
Dans le film, il est question du fait que la communauté internationale ferme les yeux sur la situation dans le pays. Est-ce pour vous une façon de faire un parallèle avec ce qui se passe actuellement, en Syrie notamment ?
Gaël Faye : Ça n'était pas pensé ou calculé, pour dénoncer un fait actuel. C'est simplement que, malheureusement, il y a des scénarios qui se répètent dans le monde dans lequel nous vivons. C'était le cas il y a vingt-cinq ans, et ça se répète encore aujourd'hui. Si cela peut réveiller les consciences de certains, tant mieux, mais l'histoire du film est ancrée dans la réalité de l'époque, et elle ne dépasse pas ce cadre pour en faire un film à thème.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 11 mars 2020