C'est l'un des films surprises de cette saison des prix : Deux, premier long métrage de Filippo Meneghetti, nommé - entre autres - à deux reprises aux César, en mars dernier, dans la catégorie meilleure actrice, mettant en lumière Barbara Sukowa et Martine Chevallier pour leurs partitions tout en pudeur et délicatesse.
Le film suit Nina et Madeleine, toutes deux profondément amoureuses l’une de l’autre. Aux yeux de tous, elles ne sont que de simples voisines vivant au dernier étage de leur immeuble. Au quotidien, elles vont et viennent entre leurs deux appartements et partagent leurs vies ensemble. Personne ne les connaît vraiment, pas même Anne, la fille attentionnée de Madeleine. Jusqu’au jour où un événement tragique fait tout basculer…
Nous nous étions entretenus par téléphone avec Martine Chevallier, à deux jours de la cérémonie des César. Nous vous proposons de (re)découvrir une partie de cet entretien à l'occasion de la ressortie du film.
AlloCiné : Deux est un film tout en pudeur, qui se dévoile par petites touches, ne révèle pas tous ses secrets immédiatement… Qu’est ce qui vous a le plus touché à la lecture de ce scénario, qui plus est un premier long métrage ?
Martine Chevallier, comédienne : Tout ce qu’il y a à l’image n’était pas franchement écrit. C’est l’imaginaire qui marchait au scénario. D’abord, l’histoire était très fournie. J’ai lu plusieurs scénarios car j’ai connu Filippo Meneghetti dès 2014-2015. Nous n’avons tourné qu’en 2018, donc avant tout ça, j’ai connu plusieurs moutures de scénario. Je suppose que Barbara Sukowa également.
Nous avons beaucoup parlé avec Filippo. Le scénario était fourni de beaucoup de personnages, et il les a enlevés petit à petit, jusqu’au montage d’ailleurs. Il y avait un personnage très important dans le film, qui était un séducteur, un monsieur qui m’aimait beaucoup, qui me poursuivait, et que j’évinçais. Il a été supprimé au montage. Filippo Meneghtetti a beaucoup élagué au montage pour venir à l’essentiel pour rester sur trois personnages importants : Nina, Madeleine et sa fille.
Dès la première lecture, on sentait quelque chose de spécial, écrit comme un roman policier.
Dès la première lecture, on sentait quelque chose de très spécial, écrit un peu comme un roman policier. Je me faisais un petit peu de souci car je ne sentais pas ce que je pouvais faire, et en même temps, je me disais : c’est formidable de participer à ce film.
Une chose m’excitait beaucoup aussi : c'était d’être une tête sans corps, car le corps est complètement oublié pendant un moment. Je me suis dit : il y a quelque chose à travailler. Si vous voulez, c’est un défaut de parcours que j’ai, quand j’entreprends un rôle : je vois toujours la recherche, je vois toujours ce qu’il y a à faire, même si c’est compliqué pour moi en tant qu’actrice. J’en cherche toujours l’essence, la difficulté pour arriver à une finalité.
Il y a une recherche qui m’intéresse. Accompagnée de Filippo, on a cherché tous les deux. Je lui ai dit ce que j’aimerais pouvoir faire. Et puis, voilà, on est arrivés petit à petit à un accord sur le personnage. En réalité, je ne l’ai vraiment trouvé que devant la caméra.
J’imaginais des choses qui ne se sont pas passées à la caméra. Mais j’avais tellement travaillé le personnage en amont que les strates qui étaient dans ma tête se sont révélées des tremplins incroyables pour l’exécution. C’était un plaisir fou de venir travailler, de le faire.
Oui, c’est un rôle qui nécessite d’être dans un état particulier, qui doit demander une certaine concentration…
La concentration, oui, mais en même temps, un relâchement, un relâchement total. J’étais tellement pleine en amont de mon travail qu’au moment de l’exécution devant la caméra, le relâchement nécessaire faisait que tout passait. Je ne pensais à rien, et tout transparaissait.
C’est très étrange notre métier. Je le sais par le théâtre : il y a énormément de travail. Et puis, il y a un moment où il faut l’oublier ce travail, complètement l’oublier, se laisser aller à voir ce qui vient, parce qu’il ne faut surtout pas qu’on voit le travail.
Ce qui fait la force du film est aussi son sujet qui est rare. On voit des femmes plus âgées, un couple de femmes plus âgées. Avez-vous reçu des retours en ce sens, qui concerne un manque de représentation à l'écran ?
Oui, oui, beaucoup de femmes. Dans chaque salle où nous allions présenter le film en France ou à l’étranger, beaucoup de femmes. Je pense par exemple à la première présentation en Italie, à Rome. Il y a eu une espèce d’émotion de tous les âges. Il y avait énormément de jeunes gens, de jeunes femmes. Ils venaient nous dire merci.
Cee film traverse le fait même de l’homosexualité. Il donne à comprendre l’amour universel et on est en plein dedans aujourd’hui. Toutes les difficultés que cela comporte d’être différent, et de vivre sa différence. En l’occurrence dans le film, c’est la société familiale qui refuse. (...) Il y a une entrave terrible des esprits, une intolérance qui remonte depuis quelques années.
Ce que ce film raconte est assez indécent pour certaines personnes aujourd’hui.
Ce que ce film raconte est assez indécent pour certaines personnes aujourd’hui. Et au fond, il fait l’unanimité. Il fait l’unanimité dans toutes les salles où nous sommes allés. Je me souviens du festival du film d’Arras où il y avait énormément de personnes âgées. Elles étaient émues, très reconnaissantes, pas du tout affligées…
Peut être d’ailleurs que, certainement au départ, elles ne se seraient pas imaginé une chose pareille, et à la fin, elles ont été emballées, elles ont été acquises. Devant le cas humain, ils se rejoignent tous.
Oui, d'ailleurs le film parle beaucoup aussi du regard des autres justement, des a priori… Ce genre de réaction est comme une mise en abyme du film, fait réfléchir à l’acceptation des autres… Souhaitiez-vous ajouter d’autres choses au sujet du film ?
Oui j'aimerais faire un hommage à Filippo et aussi au métier... Car, si jamais j’ai l’opportunité de monter sur scène, on a très peu de temps pour parler, une fois qu’on a remercié tous les gens que l'on voulait citer.
Je voudrais parler des gens comme Filippo, qui ont travaillé 5, 6, 7 ans pour arriver à faire un film. Quelques fois, ils sont découragés; quelques fois, ils sont fatigués... Ils n’ont plus d’argent. Il faut faire autre chose pour pouvoir finir. Et une fois qu’ils ont écrit leur histoire, ils entrent dans un processus pour trouver une voix auprès des décideurs, des producteurs, des distributeurs… Sinon on ne peut pas faire le film.
Filippo Meneghetti est passé par là. Ce qui fait, qu’à un moment, quand le film a été présenté au Festival des Arcs, il était très fatigué, seul. Et il m’a dit, très fatigué : « je veux faire autre chose. Je ne pense pas que je réécrirai un autre film ». J’ai été très peinée, et je lui ai dit : « il faut que tu continues. Vous avez des idées avec ta coscénariste. Tu as une vision très cinématographique qui ne ressemble pas au cinéma d’aujourd’hui. Tu fais du cinéma d’art ».
Il était très interrogatif, mais je pense qu’il faut aider ces jeunes gens. Je trouve que notre pays est très difficile dans beaucoup de domaines. Il met l’accent beaucoup malheureusement sur l’argent, l’efficacité. Ou alors, quand ce n’est pas l’efficacité, ce sont sur des sujets qui n’ont pas de philosophie ou d’essence vraiment. Je pense que ce qui est très important, c’est la vision du monde, de l’humain, une idée, une idée philosophique, politique…
Mais les historiettes, on n’en peut plus ! Les historiettes, elles sont bien à 14h sur telle ou telle chaine. Mais les grandes histoires de l’humanité, elles sont importantes pour le cinéma. Le cinéma change la vie.
Quand on n’est pas bien, aller dans une salle obscure et voir un film qui vous remet sur les rails… J’ai toujours dit ça : voir un film qui vous remet sur les rails et on repart avec du pétrole dans les poches ! Je crois que les producteurs sont frileux. Ils ont peur de ne pas être remboursés, donc ils vont dans l’efficacité, dans le rigolo...
On voit toujours les mêmes. Or, s’ils savaient à quel point – et je le sais par le théâtre –, les gens sont avides de voir de nouvelles têtes, d’entendre de nouvelles idées, de nouveaux mots (…). Je crois que les gens sont attachés à quelque chose qui pourrait les bouleverser. Or, on est assez peu bouleversés, tout le temps, au cinéma. On est inquiétés, on est attachés, mais extrêmement bouleversés, sensibilisés, je ne crois pas vraiment.
Revenons quelques instants sur ce prix conjoint que vous avez reçu aux Lumières en janvier. On sentait votre émotion. Le fait de revoir votre partenaire, Barbara Sukowa, à l'écran vous a également fait réagir avec une belle émotion...
C’est vrai que j’étais très émue. Nous ne nous sommes pas vues depuis presque un an. On s’écrit beaucoup, on échange beaucoup sur nos familles, sur nos vies, sur ce que nous faisons ou sur ce que nous ne faisons pas du fait de cette épidémie mondiale. On s’est très très bien entendues.
Je suis toujours un petit peu émerveillée devant des acteurs que j’ai connus, qui m’ont été révélés dans les années 70, comme cela est son cas. C’est une sorte d’égérie pour moi. Avoir commencé avec Fassbinder, ensuite tous les films qu’elle a pu faire, soit en Italie, soit en Allemagne, ou même aux Etats-Unis.
Les films de Margarethe von Trotta et les derniers films qu’elle a incarnés. Elle a joué Hannah Arendt, une philosophe que nous connaissons bien. Tout ça me trouble énormément. Je suis un petit peu midinette devant tout ça !
Depuis l’annonce de ces nominations aux César, la sélection aux Golden Globes et la présélection aux Oscars, avez-vous reçu beaucoup de retours ? Deux est un film qui était sorti assez discrètement et ce qui est joli, avec ces nominations, c’est que ça remet le film en lumière...
Il est sorti le 12 février 2020 et malheureusement il a été mis sous cloche à partir du mois de mars à cause du Covid. Les cinémas ont été fermés mi-mars, et depuis il n'était jamais ressorti. Il a été vu en VOD.
J’ai eu plein de retours, de gens qui ne m’avaient pas vue depuis longtemps, dont j’avais oublié l’existence pratiquement ! J’ai également des retours de personnes qui par exemple me suivaient et m’écrivaient à la Comédie-Française...
Propos recueillis par téléphone le 10 mars 2021 par Brigitte Baronnet